Depuis plusieurs semaines, le débat sur le « modèle économique » de la Martinique occupe une place croissante dans l’espace public, notamment à travers les contributions publiées sur notre site internet.
Analyses critiques, propositions de rupture, remises en question sémantiques ou structurelles : les points de vue se multiplient et témoignent d’une interrogation collective profonde sur les réalités économiques du territoire.
Dans ce contexte, le texte qui suit propose une lecture ancrée dans les contraintes objectives du cadre martiniquais – juridiques, géographiques, démographiques et historiques – et apporte un éclairage direct sur la place et le rôle des entreprises dans ce débat.
Il s’agit moins d’une prise de position idéologique que d’un rappel des réalités économiques, des fragilités structurelles et des conséquences concrètes que toute évolution du cadre existant pourrait entraîner.
Philippe Pied
“Les réflexions sur le modèle économique de la Martinique se sont multipliées récemment dans les pages d’Antilla. Il faut remercier ce média de référence de favoriser, une fois de plus, le débat et la confrontation d’idées.”
Plusieurs visions s’expriment
Celles, caricaturales, qui voient l’existence d’’un système de prédation au profit de la France et de groupes économiques.
D’autres, très structurées intellectuellement qui préconisent de réorienter le modèle afin d’inciter les acteurs économiques à agir et à se développer dans un sens conforme à une orientation jugée vertueuse.
Un contributeur à récemment balayé le terme même de modèle pour le remplacer en gros par celui de réalité. La différence de terminologie n’est pas neutre, car si on peut modifier d’un trait de plume un modèle, pour la réalité c’est plus compliqué…
La plupart de ces interventions contiennent des accusations plus ou moins explicites envers les entreprises. Même parmi les auteurs qui reconnaissent qu’elles agissent dans un cadre et une réalité qui s’imposent à elles, certains parlent de rentes, d’oligopoles, de monopoles.
Réaffirmons qu’en effet les entreprises agissent dans le cadre qui leur est donné.
Un cadre contraignant et structurant
Ce cadre possède des aspects juridiques, géographiques, démographiques et historiques.
Seul le cadre juridique peut être facilement modifié. Mais il sera toujours tributaire de la géographie, de la démographie, et de l’histoire.
• La géographie est celle d’une petite île volcanique de 1.000 km2, pourvue d’un climat tropical agréable, d’une nature belle et généreuse et de superbes plages abritées généralement par des baies bien découpées. Éloignée de l’Europe à laquelle elle est rattachée.
• La démographie est préoccupante : une population vieillissante de 360.000 habitants régulièrement réduite par l’exode d’environ 3.000 habitants chaque année.
• L’histoire est connue, avec ses faces sombres, mais aussi ses réalisations culturelles : cuisine, musique, arts, mode de vie. Certaines réalisations culturelles bénéficient d’une notoriété incontestable hors de chez nous. Citons seulement l’œuvre de Césaire ou le Zouk.
• Le cadre juridique actuel offre des avantages considérables :
- Grâce à lui, la Martinique bénéficie d’un niveau de vie parmi les plus élevés du monde et d’infrastructures que peu de territoires comparables possèdent.
- Les Martiniquais bénéficient, localement ou en métropole, de l’accès à un des systèmes de santé les plus performants au monde.
- La Martinique bénéficie d’un état de droit et d’un système politique que seule une petite minorité de pays offre à ses ressortissants.
Ce cadre, qui s’impose aux entreprises, possède des aspects contraignants.
On ne pourra probablement jamais implanter ici une usine de production d’automobiles.
Certaines activités reposant principalement sur une part de main-d’œuvre importante ne pourront pas être concurrentielles sans aide publique.
Défendre les entreprises
Concernant plus spécifiquement les entreprises, qu’il soit permis ici de les défendre.
Elles emploient environ 90.000 collaborateurs. Elles paient globalement dans les temps : des impôts et taxes, des salaires, des charges sociales, des fournisseurs. Elles apportent des produits et des services utiles aux consommateurs. Elles sont soumises à une multitudes de règles qu’elles s’efforcent de respecter. Elles sont régulièrement confrontées à des problèmes de sécurité, de blocage et de vandalisme…tout en devant rester bénéficiaires, sinon elles disparaîtraient.
Les entreprises fonctionnent sous la surveillance attentive d’organismes publics qui veillent à l’application d’un droit contraignant en matière notamment de concurrence.
Qui connaît l’entreprise sait que les rentes sont un mythe. Les petites comme les grosses sont exposées à trop d’aléas, de contraintes, de revers pour que ce mot ait un sens. La disparition dans un passé récent d’importants groupes emblématiques ~ comme Reynoird, Madkaud, Merlande, Ho hio Hen, Lancry, Roseau dans la grande distribution et de bien d’autres encore ~ nous rappelle combien les entreprises sont fragiles. Les grosses sont des géants aux pieds d’argile, les petites sont des petits géants aux pieds d’argiles. Quand elles se trompent, quand elles gèrent mal, elles font des pertes. Les grosses font simplement de plus grosses pertes, mais toutes disparaissent si elles ne savent pas retrouver une rentabilité.
Modifier le modèle ?
Au-delà de l’incantation on aimerait connaître les projets concrets.
Seul le cadre juridique peut être modifié, pas la géographie, ni l’histoire. Il est possible d’agir sur la démographie, mais ce n’est pas facile.
Si demain les élus vont au bout de leur projet de rupture, les entreprises essayeront toujours de prospérer en produisant des produits et des services : c’est leur raison d’être.
A condition qu’on les laisse travailler, qu’on ne chasse pas les entrepreneurs.
Reste à savoir si la rupture en question offrira aux martiniquais un niveau de vie comparable à celui que lui offre le cadre institutionnel actuel.
Les pays indépendants qui nous entourent ne produisent pas tout. Leur « développement endogène » passe par une spécialisation résolue dans le tourisme, par l’acceptation d’investissements étrangers massifs dans ce secteur, par le sacrifice et la privatisation de nombreux lieux paradisiaques au profit de cette industrie. Avec les devises obtenues grâces à cette industrie, nos voisins importent des produits fabriqués à l’étranger et les achètent à des prix souvent supérieurs à nos prix « vie chère ». Quand ils n’existent pas d’entreprise qui les propose chez eux, ils viennent les acheter chez nous.
C’est une réussite. Il n’est absolument pas certain que nous saurions la reproduire chez nous. Les institutions politiques fonctionnent, les investisseurs sont accueillis protégés et non stigmatisés. Mais malgré cette réussite, le niveau de vie dont bénéficient les populations est loin, très loin de celui dont nous bénéficions en pays « colonisé ».
Qu’on le veuille ou non, la ressource tourisme n’apporte pas autant de richesses que la ressource « nationalité française ». Dans notre cas, elle peut la compléter ~ c’est déjà suffisant pour s’y impliquer.
S’il s’agit d’introduire des contraintes supplémentaires à l’activité économique, cela aura un coût même si les intentions sont vertueuses. Les nouveaux entrants auront des barrières supplémentaires, les investisseurs potentiels deviendront frileux, les champions capables de supporter de gros investissements seront affaiblis ou se détourneront d’un marché trop contraignant… et les martiniquais feront de plus en plus leurs achats en métropole.
Les intentions vertueuses ne suffisent pas à produire des résultats positifs en économie.
Avec une constante vertu, les politiques français ont abouti à un déficit de 5.5 % du PIB et un endettement phénoménal. Aucune entreprise ne survivrait à cette situation.
Le marxisme partait d’une volonté noble ~ « à chacun selon ses besoins » ~ il a créé des désastres.
Il appartient aux responsables politiques de proposer des pistes d’amélioration. Pourvu qu’elles ne soient pas dictées par l’idéologie, pourvu qu’ils aient en tête les difficultés de gérer, de fournir des produits et services de qualité, la fragilité des entreprises, la complexité des mécanismes économiques. Ils en ont d’ailleurs une certaine expérience à travers la gestion de leurs propres collectivités et de leurs SEM.
Montesquieu disait :
« Il est parfois nécessaire de changer certaines lois, mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive il ne faut y toucher que d’une main tremblante. »
C’est valable pour notre « modèle ».
Détruire est tellement plus facile que construire !!!
Un chef d’entreprise trop occupé à gérer son entreprise, à la faire survivre et se développer pour s’impliquer davantage dans le débat.




