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Aimé Césaire • ©Mario Dondero/Bridgeman Images/éditions du Seuil

L’ouvrage s’intitule tout simplement “Aimé Césaire”. C’est un énorme pavé de plus de 850 pages. C’est aussi l’une des monographies les plus complètes jamais écrites sur l’œuvre de l’écrivain martiniquais. Nous en publions quelques bonnes feuilles.

Philippe Triay • 

La chercheuse Kora Véron est responsable du groupe Aimé Césaire de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), unité de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’École normale supérieure. Du point de vue de l’exploration scientifique, cet institut est fondamental, car il analyse les processus de création à partir de tous les documents qui participent à la genèse d’une œuvre. Carnets, brouillons, épreuves corrigées, tapuscrits, dessins, photographies, etc., rien n’est laissé au hasard pour mieux comprendre les mécanismes de production d’un écrivain ou d’un artiste.

Kora Véron, qui a grandi à la Guadeloupe, connaissait Aimé Césaire qu’elle a rencontré plusieurs fois de son vivant. Elle a par ailleurs publié en 2013 avec Thomas A. Hale (professeur de littérature comparée à l’Université d’Etat de Pennsylvanie) “Les Écrits d’Aimé Césaire. Biobibliographie commentée, 1913-2008” (éditions Honoré Champion). Une solide base de travail pour son nouveau livre puisqu’il recensait tous les textes et documents édités sur le parcours littéraire et politique de l’écrivain.

Cela m’habite. Je ne suis pas toujours tranquille, je pense toujours à notre collectivité. Je pense toujours à mes parents, à mes grands-parents, au continent d’où je viens. Il ne s’agit pas de ma vie de tous les jours, de mes petits soucis quotidiens. Ce serait trop simple. Mais je vois plus loin, c’est peut-être ma faiblesse.

Aimé Césaire, en juin 2003

 

La monographie de Kora Véron, est, nous l’avons souligné, monumentale, à l’image de son prestigieux sujet, qui faut-il le rappeler, fut non seulement un pionnier de la littérature moderne (à la fois poète, dramaturge et essayiste, co-fondateur du mouvement de la négritude), mais également un homme politique (député et maire de Fort-de-France) novateur (loi de départementalisation de 1946) d’une longévité exceptionnelle. Le livre est certes un énorme pavé (864 pages), particulièrement érudit, mais il est néanmoins accessible à tous, chercheurs, universitaires, étudiants ou lecteurs intéressés par l’œuvre et le parcours de Césaire. En voici quelques bonnes feuilles.

Les bonnes feuilles

Un profond mystère autour de la vie de l’auteur

« Mais si ses interlocuteurs l’interrogeaient inlassablement sur un petit nombre de leitmotive, alimentant les mêmes légendes, rares sont ceux pouvant se vanter d’avoir réussi à évoquer avec lui sa vie intime. Il lui arrivait de devenir soudainement tout à fait sourd quand un sujet l’embarrassait ou l’ennuyait, et il répondait alors d’un ton assuré à une question qui n’avait pas été posée. »

Retour à la Martinique

« Réponse de Césaire à un « Rapport des directeurs et chefs de service » rédigé par dix-huit fonctionnaires hexagonaux résidant à la Martinique qui demandent l’amélioration de leur situation matérielle (mars 1951, ndlr). « Mais l’essentiel, à partir duquel se ramifie tout le reste, est qu’il y a aux Antilles, et vivant côte à côte, deux races : une race « d’esclaves », qui se nourrit de racines, et une race de « maîtres », qui ne peut se nourrir que de pain blanc et de viande fraîche ; une race de « sauvages », qui peut s’abriter dans une case comme un chien dans sa niche, et une race de « seigneurs », à qui une bonne justice se doit d’assurer le monopole du confort ; une race de « damnés de la terre », qui peut s’entasser dans la cuvette pestilentielle des villes, et une race de « conquérants », qui ne pourrait sans déchoir, abandonner les hauteurs vertes et fraîches. Habitat ? Nourriture ? Fardeaux de l’homme blanc, comme eût dit Kipling, ou comme disent ces messieurs, « charges spécifiques à l’Européen ».

L’indépendance ?

« Le 28 mars, il (Aimé Césaire, en mars 1980, ndlr) déclare à Paris-Match : « […] tôt ou tard la Martinique sera indépendante. Montesquieu le savait déjà. Les colonies, c’est comme les fruits : quand ils sont mûrs, ils tombent. Je suis sûr que les Antilles seront indépendantes bientôt. Regardez sur une carte comment nous sommes placés : la Dominique, Sainte-Lucie, Grenade, et j’en passe, sont indépendantes. N’importe quel îlot est aujourd’hui indépendant. Que Dijoud (Paul Dijoud, alors secrétaire d’État aux Outre-mer, ndlr) le veuille ou non, la Martinique sera indépendante. » Une étape semble franchie. D’autant que Césaire s’intéresse déjà à ce qui se passera par la suite, « car c’est à ce moment-là que commenceront les vrais problèmes ».

Dernières années désenchantées

« Un hommage de l’Afrique se tient à Bamako en juin 2003. Césaire a accepté d’être interrogé par les organisateurs. Après avoir exprimé sa consternation face aux affrontements ethniques qui ensanglantent le continent africain, il exprime son exaspération sur la question du statut par un nouveau néologisme qui n’engage pas à une réforme bien précise : « Si on me demandait à l’heure actuelle : “Qu’est-ce que vous voulez ? la décentralisation, l’assimilation ?”, je dirais : “Non, foutez-moi la paix, je veux l’émancipation. Je suis un émancipationiste”.» Il dit aussi son angoisse face à l’avenir : C’est l’anxiété, la crainte du lendemain, la crainte pour l’avenir de mon peuple. Cela m’habite. Je ne suis pas toujours tranquille, je pense toujours à notre collectivité. Je pense toujours à mes parents, à mes grands-parents, au continent d’où je viens. Il ne s’agit pas de ma vie de tous les jours, de mes petits soucis quotidiens. Ce serait trop simple. Mais je vois plus loin, c’est peut-être ma faiblesse. »

“Aimé Césaire”, par Kora Véron – éditions du Seuil (mai 2021), 864 pages, 32 euros.

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