Aux Antilles françaises, le racisme est officiellement absent.
Il ne figure ni dans les lois, ni dans les discours d’État, ni dans les professions de foi républicaines. Il est unanimement condamné, moralement disqualifié, relégué aux marges de l’histoire. Et pourtant, il continue d’organiser silencieusement la vie économique, sociale et politique des territoires.
L’ouvrage de Livio Boni et Sophie Mendelsohn, La vie psychique du racisme. L’empire du démenti (La Découverte), permet d’éclairer ce paradoxe.
Leur thèse est dérangeante : le racisme n’a pas disparu, il s’est déplacé. Il ne s’affiche plus, il se dément. Le démenti consiste à reconnaître formellement l’égalité tout en neutralisant toute mise en cause des inégalités réelles :
« Nous savons que le racisme existe, mais ce que vous vivez n’en relève pas. »
Aux Antilles, la citoyenneté française, l’égalité juridique et l’universalisme républicain sont constamment invoqués pour clore le débat. Pourtant, chacun sait que la vie y est durablement plus chère, que l’économie demeure structurellement dépendante, que l’exposition aux risques sanitaires et environnementaux est plus forte, et que les marges de décision locale restent étroites.
Ces réalités sont systématiquement dépolitisées :
ce n’est pas une injustice, c’est l’insularité ;
ce n’est pas un héritage colonial, c’est la mondialisation ;
ce n’est pas une discrimination, c’est « la réalité des choses ».
Le racisme implicite d’État n’est plus un discours explicite : il devient un cadre sous-jacent d’acceptabilité de l’inégalité territoriale. Pour mieux être toléré, il se pare du langage de la rationalité :
« ce n’est pas du racisme, c’est une différenciation découlant de la situation ».
Toutefois, il convient d’introduire une nuance essentielle tenant au rapport réalisé par ETOM, commandité par l’association Tous Créoles, visant à identifier les obstacles au vivre-ensemble en Martinique.
Ce travail de sondage montre que les Martiniquais interrogés n’expriment pas de préoccupations ethno-raciales majeures. Les inquiétudes portent d’abord sur le pouvoir d’achat, l’avenir économique, la sécurité et la gouvernance.
Ce constat invalide toute lecture d’une société martiniquaise fracturée par des tensions raciales explicites. Mais il confirme, paradoxalement, l’analyse de Boni et Mendelsohn : le racisme contemporain agit d’autant plus efficacement qu’il ne structure plus les représentations conscientes.
La Martinique et la Guadeloupe n’ont jamais connu de rupture politique nette avec l’ordre colonial.
Cette continuité a permis des droits sociaux réels, mais elle a empêché un travail collectif de clôture historique. On reconnaît l’esclavage et la colonisation, mais on refuse d’en tirer des conséquences concrètes sur l’organisation actuelle de l’économie et des priorités publiques.
La vie chère est devenue un bruit de fond permanent. Même logique pour les crises sanitaires et environnementales : chlordécone, sargasses, pollutions. Reconnaissance tardive, responsabilités diluées, réparations insuffisantes.
Et toujours la même justification : « Il n’y a pas eu d’intention de nuire. »
Or le racisme structurel n’a pas besoin d’intention. Il agit par héritage, par inertie, par hiérarchisation silencieuse des territoires.
Que les Martiniquais ne vivent plus leur quotidien sous le prisme de la race est une force démocratique. Mais cette maturité sociale est instrumentalisée pour rendre acceptables des inégalités que l’on ne doit plus accepter.
Aux Antilles, le racisme ne fracture plus les relations sociales.
Il structure les politiques publiques.
Il ne crie pas.
Il administre.
Et tant que ce démenti ne sera pas frontalement brisé, le vivre-ensemble continuera de servir d’alibi à l’inégalité.
Jean-Paul BLOIS



