« Le Monde » s’est associé à un projet d’investigation européen sur les conséquences des nouvelles technologies déployées pour lutter contre le Covid-19. Aucun des 24 pays européens qui ont développé une application ne dispose d’indicateur fiable de leur efficacité.

Par Simon Auffret

OLIVIER BONHOMME

Le 15 février, treize chercheurs en épidémiologie et en statistique publient dans la revue Science Medecineun court texte au ton programmatique, intitulé d’une courte phrase : « Il est temps d’évaluer les applications de traçage de contacts du Covid-19 ». L’appel des scientifiques se concentre sur une demande principale, à leurs yeux essentielle : avoir accès, dans le respect de la vie privée des utilisateurs, à un minimum d’informations sur l’utilisation réelle de TousAntiCovid en France (auparavant nommé StopCovid) , de la Corona-Warn-App en Allemagne ou de CoronaMelder aux Pays-Bas.

A la suite d’expérimentations menées en Corée du Sud et à Singapour au début de la pandémie, la majorité des gouvernements en Europe a développé, au premier semestre 2020, une application mobile nationale chargée de mémoriser les personnes croisées par leur propriétaire puis de recevoir une alerte si un test de dépistage se révèle positif au sein de leur entourage.

Le dispositif, qui a pris la forme de l’application StopCovid en France, devait venir compléter les capacités limitées des centres d’appels et équipes de soignants formés dans l’urgence contre le Covid-19. Le but de ces applications : inciter les personnes ayant côtoyé de près des malades à se mettre en quarantaine, car potentiellement elles-mêmes contagieuses avant même de ressentir d’éventuels symptômes.

90 millions de téléchargements

Selon un état des lieux réalisé au printemps 2021 par trois médias européens, dont Le Monde, en partenariat avec The Investigative Desk (Pays-Bas), 90 millions de personnes ont téléchargé une telle application de traçage de contacts depuis le début de la pandémie, soit 22 % de la population des vingt-trois pays européens étudiés. Les résultats de tests positifs signalés dans une de ces applications (1,1 million) représentent 4,7 % des cas détectés sur la même période. Ces deux indicateurs sont les seuls diffusés par l’ensemble des gouvernements concernés.

Des applications de traçage, on ne sait rien d’autre avec certitude – ou presque. L’utilisation réelle par les citoyens européens et français reste inconnue : une application téléchargée peut n’être jamais activée par la suite sans qu’on le sache, car elle requiert, pour fonctionner, un accès permanent au Bluetooth de l’appareil. Le nombre de personnes qui suivent la recommandation de s’isoler et de se tester après avoir reçu une alerte reste lui aussi une zone d’ombre. Aucune donnée n’est, par ailleurs, utilisée pour affiner des modèles épidémiologiques.

« StopCovid, une application aveugle, peut-être la plus aveugle qui ait jamais existé », estime aujourd’hui Aymeril Hoang. L’ex-directeur de cabinet de l’ancien secrétaire d’Etat chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, est actuellement membre du conseil scientifique, après avoir coordonné le lancement de StopCovid auprès de Cédric O, le successeur de M. Mahjoubi.

Contrairement à nombre de ses équivalents européens, l’application française calcule le nombre d’alertes envoyées par le système aux contacts à risque (194 000, au 20 mai). Mais un indicateur central reste absent : la part de personnes testées positives après avoir reçu une notification, ce qui permettrait une première comparaison entre le traçage de contact numérisé et celui effectué par des soignants.

Vifs débats

Pour le gouvernement, l’évaluation de l’application n’a jamais été une priorité. Dans l’urgence de la première vague, sans perspective d’un vaccin ni certitudes sur un nombre suffisant de tests de dépistage avant l’été 2020, le secrétariat d’Etat au numérique est à la manœuvre pour soutenir le concept malgré le scepticisme de la direction générale de la santé. Le projet est encouragé par Matignon et l’Elysée, alors en recherche d’outils pour accompagner la levée des restrictions après le pic de la première vague. « Dans l’urgence, nous ne pouvions pas ne pas essayer », considère aujourd’hui M. Hoang.

L’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) s’engage dans des discussions avec les chercheurs de la Fraunhofer-Gesellschaft en Allemagne et de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, en Suisse. Mais les experts finissent par s’écharper sur le protocole technique à privilégier pour respecter au mieux les données personnelles des utilisateurs.

« Une boîte de Pandore a été ouverte avec ce projet », juge François Lesueur, chercheur en sécurité informatique à l’Institut national des sciences appliquées (INSA). Un vif débat sur le respect de la vie privée s’engage, alimenté par la crainte d’un enregistrement administratif des contacts sociaux de plusieurs dizaines de millions de personnes. « Nous devions verrouiller politiquement le sujet de manière conforme à l’idée qu’on se fait des valeurs européennes en termes de protection des données personnelles », insiste Aymeril Hoang.

Pas de remontées statistiques

Entre le sentiment d’urgence sanitaire et l’impératif de confidentialité, « les indicateurs d’efficacité et d’épidémiologie ont été écartés, ce qui a complètement tué le dispositif », assène désormais l’expert en numérique du conseil scientifique. « On s’est orienté vers une réponse très sûre mais avec très peu de recueils de données, ce qui fait qu’ensuite, il devient plus compliqué d’évaluer et de bien calibrer l’outil », abonde Simon Cauchemez, modélisateur à l’Institut Pasteur, lui aussi présent parmi les chercheurs conseillant l’exécutif.

Le rendez-vous manqué est acté devant la commission d’enquête sur la gestion de la crise sanitaire au Sénat, en octobre 2020, par le président de l’Inria. « J’ai un regret dans cette période, c’est de ne pas avoir réussi à contribuer à installer les conditions d’un dialogue sciences-technologie-société pleinement serein pour à la fois sortir de la naïveté et des fantasmes sur le numérique », déclare Bruno Sportisse.

Après son lancement, le modèle de StopCovid n’a plus évolué. Les critères de signalement d’un contact ont été élargis en novembre 2020 (moins d’un mètre pendant cinq minutes ou moins de deux mètres pendant quinze minutes) sans que des remontées statistiques permettent d’en évaluer les conséquences. De tels indicateurs constitueraient pourtant un retour sur l’application « extrêmement intéressant pour améliorer le système », poursuivait M. Sportisse devant les sénateurs. Tout en soulignant que le « sujet [est] important », il n’a pas souhaité répondre aux questions du Monde.

L’augmentation des téléchargements en Europe ces derniers mois – soit 16 millions en France, 10 millions en Italie, 27 millions en Allemagne – a relancé l’intérêt autour du modèle. Mais le choix de la France, unique en Europe, d’ajouter de nouvelles fonctionnalités dans TousAntiCovid (création d’attestations de déplacements, informations quotidiennes sur l’épidémie, passe sanitaire…) fausse l’impression de popularité de la solution : une grande partie des utilisateurs de l’application sont maintenant susceptibles de ne jamais utiliser le volet traçage de contacts.

Des estimations en Angleterre

Le 12 mai pourtant, une équipe d’Oxford a publié dans Nature une étude concluant à l’efficacité du traçage de contact numérisé lancé par les autorités sanitaires britanniques – que Le Monde et ses partenaires ont décidé de ne pas inclure dans leur état des lieux en raison d’imprécisions dans la définition des données rendues publiques.

En Angleterre, 284 000 cas auraient été évités lors de la seconde vague grâce à l’utilisation de l’application, avec une précision similaire au traçage de contact manuel. « Pour chaque augmentation d’un point de l’utilisation de l’application, le nombre de cas peut être réduit de 0,8 % à 2,3 % », affirme l’article.

Les chercheurs britanniques sont les seuls à avoir pu baser une partie de leur analyse sur des données d’utilisations tirées de l’application, dont les paramètres (les résultats de tests y sont directement disponibles et le lieu de résidence indiqué) facilitent une première évaluation. Mais la méthode a aussi des limites : l’étude considère, par exemple, que toutes les personnes positives après avoir été alertées par le dispositif ont décidé de se faire tester uniquement grâce à l’application. Ce qui exclut de fait l’apparition de symptôme, le traçage de contact manuel, ou la nécessité d’un déplacement professionnel, comme source de détection du Covid-19.

De précédentes recherches, menées en Suisse et en France, notaient aussi une potentielle efficacité mais uniquement sur la base de modèles statistiques. « Avec un taux de reproduction du virus de 1,7, une utilisation de l’application par 30 % de la population peut suffire à faire baisser le niveau de l’épidémie [en France] à un niveau soutenable », estimait dans Science Advances, début avril, une équipe internationale, dont les chercheuses de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) Chiara Poletto et Vittoria Colizza.

Analyse d’impact

Les scientifiques d’autres pays européens ont essayé de contourner l’absence de données d’utilisation. Des questionnaires ont été mis en place en Suisse sur les raisons qui ont poussé les habitants à réaliser un test de dépistage, parmi lesquelles figure l’application de traçage – un système aussi adopté de manière systématique aux Pays-Bas. L’Institut Robert Koch, en Allemagne, a démarré un protocole avec 10 000 utilisateurs de la Corona-Warn-App pour comprendre leurs habitudes. L’application de traçage irlandaise, elle, affiche chaque jour une notification sur l’ensemble des téléphones pour vérifier son activation.

Aucun projet de ce type n’a pour l’instant été lancé en France. Pourtant, certains indicateurs sont calculés par l’Inria, à la tête du consortium chargé du développement de TousAntiCovid. L’analyse d’impact sur les données personnelles (AIPD) de l’application, datée du 21 avril et que Le Monde a pu consulter, indique que des « statistiques liées à l’identifiant de l’application (nombre d’attestations, nombre de preuves de test, saisie du code postal pour le lieu d’intérêt, etc.) » ainsi que des statistiques sur « le niveau de risque de l’utilisateur, date de dernier contact, date de test, date de premier symptôme » sont envoyées aux « autorités de santé ».

Ces données d’utilisation sont proches de celles exploitées en Angleterre, mais n’ont jamais été rendues publiques en France. La direction générale de la santé a toutefois confirmé au Monde vouloir les intégrer dans le pilotage de l’application « à la suite des différentes demandes sur l’efficacité et l’impact » de TousAnticovid. Avec trois objectifs, près d’un an après son lancement : « évaluer la pertinence du modèle » et estimer « l’utilisation de l’application »pour « améliorer l’efficacité du dispositif ».

Simon Auffret (« Le Monde ») avec Dorien Vanmeldert et Tim Verheyden (« VRT », Belgique), Markus Sehl (« Die Zeit », Allemagne), Manon Dillen et Daan Marselis (« The Investigative Desk », Pays-Bas). Cette enquête a été réalisée par quatre médias européens, dont « Le Monde », dans le cadre de l’opération « Spooky Mayfly ». Coordonné par « The Investigative Desk » aux Pays-Bas, ce projet a pour but d’interroger les conséquences des nouvelles technologies déployées en Europe pour lutter contre le Covid-19.

Données parcellaires partout en Europe

Sur les vingt-trois applications de traçage de contacts étudiées en Europe par Le Monde et par ses partenaires, seuls trois pays (l’Irlande, la Suisse et le Portugal) rendent publique une estimation du nombre de personnes utilisant réellement le dispositif après l’avoir téléchargé.

Avec 1,3 million d’utilisateurs actif sur 2,5 millions de téléchargements, l’Irlande a convaincu près du tiers de sa population d’adopter son « Covid Tracker ». Un succès pour l’application, dont le budget est le plus mince d’Europe (environ 900 000 euros). En comparaison, le gouvernement allemand prévoit d’investir, jusqu’à la fin de 2021, 68 millions d’euros pour la Corona-Warn-App, téléchargée plus de 27 millions de fois, mais dont le nombre d’utilisateurs reste inconnu.

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