FAUTE DE PRISE SUR LE RÉEL

Beaucoup plus que la désacralisation de la fonction présidentielle, l’épisode McFLy & Carlito a mis en évidence l’attitude intellectuelle dans laquelle baigne une bonne partie des élites françaises : « Le monde ne tourne pas très rond mais nous sommes impuissants à le redresser, qu’à cela ne tienne, continuons à en engranger les dividendes -quand on est la France d’en haut, c’est toujours le cas- tout en signalant que nous ne sommes dupes de rien ».

 

avec Christophe de Voogd

Atlantico : Emmanuel Macron a décidé de se prêter au concours d’anecdotes de McFLy & Carlito, ce choix, d’une tonalité humoristique relativement inédite, indique-t-il une difficulté du pouvoir à s’adresser sérieusement aux Français ?

Christophe de Voogd : A première vue, il y a davantage une alternance de ces registres, dans la mesure où le Pouvoir s’adresse régulièrement aux Français sur un mode très sérieux, en particulier dans le contexte de la Covid. Il a même joué longtemps de la sur-dramatisation du « nous sommes en guerre ! » : on était loin de McFly et Carlito ! Mais que le Président ait recouru à ces derniers pour populariser les gestes barrière dans la jeunesse renvoie à la technique bien connue de la « segmentation » du public en groupes-cibles, aussi connue du marketing que de la communication politique. Et il fait coup double avec le message Covid et le message électoral, glissé, par le même medium des « influenceurs », dans une vaste opération de séduction de l’électorat jeune. Opération illustrée aussi par le Passculture, et les thèmes supposés toucher la jeunesse comme l‘écologie ou la « précarité menstruelle ». Avec un succès de communication et sans doute un succès politique (le vrai but du jeu), à en juger par la forte montée de la popularité d’Emmanuel Macron chez les jeunes depuis quelques mois. Je crois donc qu’il y dans cet exemple davantage une utilisation ciblée de « codes jeunes », dont l’humour, la dérision et le recours intensif au ludique (cf. « le concours d’anecdotes »), qu’un nouveau mode de communication destiné à l’ensemble des Français. Quand le Président voudra toucher l’électorat retraité (qui commence à vaciller), soyons sûrs qu’il retrouvera ton martial, français châtié et références historiques, en faisant appel cette fois-ci à Jean-Pierre Pernaut ou Stéphane Bern.

Le cynisme, le second degré ou encore l’ironie sont-ils les nouvelles armes des élites qui, conscientes des dysfonctionnements du monde actuel, cherchent un moyen d’évoquer les problèmes sans pour autant les résoudre ?

Sur le plan plus général des élites, cynisme et ironie sont en effet fréquents voire dominants. Ce n’est apparemment pas une nouveauté, si l’on pense à de grands personnages comme Talleyrand, Churchill ou même de Gaulle. Mais ce qui caractérise notre époque, c’est le caractère puéril de cet humour (cf. « les gages » de McFly et Carlito) : un humour d’ « adulescents » trentenaires voire quadragénaires baignant dans une culture fondée sur le jeu et les jeux (vidéo). Chez d’autres, c’est la mauvaise foi et la cruauté gratuite à l’égard de l’adversaire qui l’emportent. Et celle-ci s’accompagne d’un fait frappant qui est précisément à l’opposé des grands noms que je viens de citer : l’absence totale d’autodérision, laquelle est pourtant la condition même de tout humour recevable. Pensons à une émission comme « Quotidien » sur TMC ou dans un genre plus vulgaire, TPMP sur C8, aussi dure avec ses têtes de Turcs (qui sont désormais des « têtes de Blancs ») que complaisantes avec elles-mêmes et confites dans le politiquement correct. Pensons aussi aux innombrables imitateurs et autres humoristes qui font florès, y compris dans les tranches d’actualité des grandes matinales. Je note d’ailleurs qu’ils prennent une place croissante, donnant aux sujets les plus sérieux un aspect futile, et là encore chez les moins talentueux, cultivant la méchanceté pure et simple.

C’est pourquoi je reste partagé : la dérision croissante s’accompagne aussi, et souvent chez les mêmes, d’un esprit de sérieux terrifiant, lorsque leurs propres convictions, voire leurs propres intérêts, y compris le plus matériels sont en jeu. On voit d’ailleurs monter dans une partie de la jeunesse, heureusement minoritaire mais virulente, une intolérance inquiétante et des mines sinistres, dans le sillage des dérives américaines actuelles, où « on ne plaisante plus » avec « le Genre », « la Race », « la Terre » etc…Greta Thurnberg est le symbole de cette génération.

Cette prise de distance vis-à-vis des questions de la part des dirigeants n’est-elle pas une double peine pour les individus qui subissent à la fois les dysfonctionnements et le comportement des élites ?

On a au moins autant affaire à l’esprit de l’époque qu’à l’impuissance des dirigeants à traiter les vrais sujets. Je renvoie aux analyses d’un habitué d’Atlantico, Arnaud Benedetti, qui voit dans le macronisme à la fois l’exacerbation de la com’ politique et sa fin, faute de prise sur le réel.

Pour l’historien, la tentation est grande d’inscrire ces phénomènes dans une ère de déclin de l’ Occident : alors qu’ « Homo Faber » (l’homme qui produit) triomphe en Chine et ailleurs, « Homo ludens » (l’homme qui joue) triomphe chez nous, pour reprendre l’expression du grand historien néerlandais, Johan Huizinga. C’est ce dernier qui a popularisé le terme « ludique » et son livre est l’une des références majeures des spécialistes actuels des jeux vidéo. Huizinga faisait le diagnostic d’un « puérilisme » généralisé à la veille de la seconde guerre mondiale, autre époque d’impuissance du politique à régler les grandes crises, économiques et internationales. La fin de l’Ancien Régime a aussi connu cette mode de la dérision et du cynisme aristocratique. Apocryphes, mais très significatifs de l’esprit du temps, le « après moi, le déluge ! » attribué à tort à Louis XV, ou encore, le « ils n’ont pas de pain ? Qu’on leur donne de la brioche ! », injustement attribué à Marie-Antoinette. Le nœud du problème, comme le montrent ces précédents, est justement que l’on ne saurait accuser les seuls dirigeants : aussi bien la fin du XVIIIe siècle que les années 1930 ont été des périodes de sociétés bloquées ; le cynisme et le second degré en sont les produits naturels, comme autant de compensations psychiques à une action résolue perçue, à tort ou à raison, comme impossible. N’est-ce pas aussi le cas de notre temps ?

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