Un climat politique étrange et insaisissable
Il est parfois utile de convoquer la mémoire collective pour éclairer l’actualité politique. À la manière de Louis Jouvet s’exclamant « bizarre, bizarre » « comme c’est étrange », ou de Barbara chantant que « le fond de l’air est indéfinissable en France », l’étrange climat qui entoure aujourd’hui la vie publique française échappe aux explications immédiates d’ordre rationnelle. Car derrière les apparences d’un gouvernement minoritaire en sursis et d’un président contesté, très peu sont ceux qui soupçonnent une stratégie machiavélique plus profonde, conçue dans l’ombre par Emmanuel Macron et inspirée aujourd’hui par une approche prospective que François Bayrou, ancien haut-commissaire au Plan, donc adepte d’une pensée analytique du temps long, n’a jamais cessé de défendre dans un théâtre d’ombres de la politique.
Le pari risqué du 49.1
L’initiative inédite du Premier ministre, qui engage le 8 septembre la responsabilité de son gouvernement en sollicitant la confiance des députés au titre de l’article 49.1, a surpris les Français et jusque dans les travées de l’Assemblée. Jamais un chef de gouvernement minoritaire n’avait osé une telle démarche, sachant qu’il sera presque certainement renversé. L’acte semble « suicidaire », mais il peut s’interpréter autrement si l’on admet que l’échec est intégré dans une stratégie plus large. En choisissant de présenter un « diagnostic » de l’endettement national, Bayrou joue sur la corde de la gravité, quitte à prendre le risque de frôler la sortie de route pour Emmanuel Macron.
Une stratégie volontaire de mise en crise
Cette situation étrange renvoie à ma théorie novatrice persistante : Emmanuel Macron et François Bayrou appliqueraient une stratégie volontaire de mise en crise, afin de transformer à terme les équilibres politiques et économiques de la France qui serait devenue, selon eux, ingouvernable. Depuis 2017, le chef de l’État s’est imposé comme un président déroutant, brouillant les repères gauche-droite et multipliant les coups de poker. La dissolution de l’Assemblée nationale en 2024, qui a débouché sur un Parlement éclaté en trois blocs irréconciliables, en est l’illustration la plus éclatante. Pourquoi prendre un tel risque, sinon pour tester ses adversaires – notamment le Rassemblement national – dans l’épreuve du réel et les affaiblir en vue de 2027 ?
Le paradoxe de la dette
Au plan économique, le paradoxe est tout aussi frappant. Emmanuel Macron avait fait de la lutte contre la dette un axe central de sa réflexion, mais son premier mandat et la crise sanitaire ont accéléré la spirale, portant la dette publique à près de 3 350 milliards d’euros. Est-ce une faillite ou une méthode ? Pour ses détracteurs, le président est prisonnier de ses contradictions. Pour ses partisans, il s’agit d’un calcul : pousser le système au bord de la rupture pour rendre inévitables des réformes structurelles que les Français, rétifs au changement, refusent depuis des décennies.
La nécessité née de la crise
Cette hypothèse rejoint la formule de Jean Monnet : « Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. » En provoquant un chaos institutionnel et budgétaire, Emmanuel Macron chercherait à créer cette nécessité, convaincu que seule une situation intenable obligera le pays à se réinventer. La stratégie du désordre, avec pour cible la dette, serait donc pensée comme un levier de refondation du modèle social français devenu insoutenable.
Deux scénarios pour l’avenir français
Si l’on adopte une perspective de long terme, deux scénarios contrastés émergent de ce pari risqué. Le premier est celui d’une renaissance contrainte : après une décennie de crises, la France aurait enfin accepté l’ampleur des réformes nécessaires. L’État se recentrerait sur ses missions essentielles, le modèle social serait réinventé et le pays deviendrait un acteur central de la double révolution numérique et écologique. Dans ce cas, les convulsions actuelles apparaîtraient comme l’étape douloureuse mais indispensable d’une refondation du paysage politique national.
Le second scénario est celui de l’effondrement prolongé : loin de provoquer une catharsis, la stratégie du chaos n’aurait fait qu’exacerber les divisions et miner la confiance. La dette incontrôlée conduirait à une mise sous tutelle partielle, la société se fragmenterait davantage et la démocratie s’affaiblirait au profit de solutions autoritaires ou technocratiques. Au lieu de renaître, la France s’enfoncerait dans une crise chronique.
La métaphore de l’eau et l’horizon 2035
Entre ces deux trajectoires opposées, une constante demeure : l’avenir du pays dépendra de sa capacité à transformer la contrainte en opportunité. Comme dans la métaphore de l’eau chère à Lao Tseu, il ne s’agira pas de briser les obstacles mais de les contourner pour redessiner le lit du fleuve. Encore faut-il que l’eau trouve son chemin, car l’histoire enseigne que la crise peut être autant la matrice de la réforme que celle de l’effondrement.
À l’horizon 2035, le pari macronien apparaîtra soit comme l’audace visionnaire qui aura repositionné la France au cœur des mutations mondiales, soit comme un dangereux saut dans l’inconnu qui aura précipité la nation française dans un déclin durable. Comme le dit un proverbe créole, « akansyel pa riban » : l’arc-en-ciel n’est pas un ruban. Derrière le désordre apparent pourrait bien se cacher la cohérence d’une stratégie implacable visant à transformer, par la contrainte de la crise, les fondements de la politique et de l’économie françaises. Pour l’heure, François Bayrou prépare sa sortie en ayant le sentiment du devoir accompli, celui de tourner la page d’une partie du scénario en laissant à d’autres le soin d’écrire le dernier chapitre, à savoir celui de la crise économique et financière.
Jean Marie Nol, économiste et juriste en droit public



