Le 22 mai 2020, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage, deux statues de Victor Schœlcher — l’une à Fort-de-France, l’autre dans la commune qui porte son nom — furent abattues par un groupe d’activistes. Deux mois plus tard, le 26 juillet, les effigies de Joséphine de Beauharnais et de Pierre Belain d’Esnambuc subissaient le même sort. Ces gestes, filmés, revendiqués et aussitôt relayés sur les réseaux sociaux, ont fracturé la société martiniquaise.
Cinq ans plus tard, la justice convoque l’histoire
Le procès des onze prévenus — six hommes et cinq femmes — s’est ouvert le 5 novembre 2025 devant le tribunal correctionnel de Fort-de-France, dans une atmosphère lourde. Ils encourent jusqu’à trois ans de prison et 15 000 € d’amende pour « destruction de biens appartenant à une personne publique ». Un avocat, Me George-Emmanuel Germany a dénoncé une « farce judiciaire », accusant l’État français de colonialisme persistant. Les prévenus ont obtenu de s’exprimer en créole, revendiquant une parole décoloniale face à une institution perçue comme étrangère.
Mais au-delà du judiciaire, ce procès réveille les plaies d’une mémoire encore vive : celle d’un peuple qui, deux siècles après l’abolition, peine à se réconcilier avec les symboles hérités d’un passé esclavagiste et colonial.
La tentation de la catharsis
Les déboulonnages de 2020 s’inscrivaient dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, qui appelait à reconsidérer les représentations publiques liées à l’esclavage et au colonialisme. Mais en Martinique, cette importation symbolique a pris une tournure singulière : celle d’une catharsis de groupe, dénuée de perspective historique. En abattant des statues, croire se libérer du poids du passé ; en réalité, n’était que déplacer la colère.
Ces gestes relèvent moins d’une pédagogie de l’histoire que d’une incantation collective, une manière d’exorciser la douleur par la destruction. Ils témoignent d’une souffrance encore palpable que beaucoup d’entre-nous portent mal, ce que l’on comprend — mais aussi d’une incapacité à transformer cette mémoire en compréhension. Or, la violence symbolique, même dirigée contre le bronze ou le marbre, n’enseigne rien. Elle perpétue la rancœur et ferme la porte au dialogue.
Le risque d’un dialogue brisé
La mairie de Fort-de-France avait prôné à l’époque le dialogue et la réflexion sur la réaffectation des espaces publics. L’État, prudent, avait condamné les destructions tout en évitant d’intervenir, au nom d’un « débat démocratique ». Mais le débat ne peut se limiter à l’émotion. Car la mémoire coloniale martiniquaise, pour être apaisée, exige connaissance, rigueur et transmission.
Abattre une statue n’efface pas l’histoire et ne cicatrise pas une plaie ; cela empêche de l’interroger. Victor Schœlcher n’était ni un saint ni un bourreau : il fut l’homme d’une époque, d’un compromis, d’une République qui croyait pouvoir abolir l’esclavage tout en indemnisant les propriétaires. Attitude “macroniste dirait-on de nos jours, un mauvais choix à l’évidence. Joséphine de Beauharnais, comme révélé par des historiens notoires, n’a pas été l’instigatrice du rétablissement de l’esclavage ; elle en fut le symbole involontaire d’un passé esclavagiste qui tourmente encore.
Retisser la mémoire, au lieu de la détruire
Il ne s’agit pas de sanctifier des figures, mais de les contextualiser. De transformer les lieux de discorde en espaces de pédagogie, où chaque monument puisse devenir support d’explication, non cible d’exaspération. Car la mémoire ne s’impose ni par le marteau ni par le feu. Elle se transmet, elle se discute, elle s’enseigne. Tant que nous préférerons la colère à la connaissance, nous resterons prisonniers de nos blessures.
« Le passé ne doit pas être vécu comme une malédiction, mais assumé comme une responsabilité. »
— Frantz Fanon, *Peau noire, masques blancs*
Cette parole de Fanon rappelle que la mémoire n’est pas un champ de ruines, une source de tourment perpétuel, mais un chantier de conscience. C’est peut-être là le véritable défi pour la Martinique : réconcilier mémoire et raison, afin que les symboles de l’histoire deviennent enfin les instruments d’un avenir apaisé.
Gérard Dorwling-Carter



