Par M. Latouche
Il est un combat que Fanon met au jour, celui des Femmes Algériennes, combattantes héroïques de la lutte de libération nationale, reléguées après l’indépendance de l’Algérie au rôle traditionnel genré dont elles se sont pourtant émancipées durant la guerre.
Dans son essai, Sociologie d’une Révolution, achevé en juillet 1959, l’auteur analyse leur participation à travers le voile, le haïk, “enjeu d’une bataille grandiose”, et surtout augure des conséquences de leur irruption dans la lutte armée, sur la société algérienne à venir.
Autrement dit, pour les femmes algériennes, une fois arrachée l’indépendance, plus rien ne devrait désormais être comme avant. Il y a là, l’essentiel de son propos.
Dans cette guerre, il y a deux temps que le voile organise :
La stratégie de l’administration coloniale est claire : « Ayons les femmes et le reste suivra.”
Elle se fonde sur les conclusions des sociologues et ethnologues européens caractérisant la société algérienne comme une structure d’essence matrimoniale, au -delà du patriarcat de premier plan. Dès lors, faire adopter par les femmes algériennes les codes occidentaux, et en tout premier lieu, la suppression du voile, c’est selon Fanon : “procéder coûte que coûte à la désagrégation des formes d’existence susceptibles d’évoquer de près ou de loin une réalité nationale …”
Des sommes importantes et des stratégies de conquête sont consacrées à ce projet. Mais ces tentatives restent vaines et produisent l’effet inverse : “Le voile devient mécanisme de résistance, au -delà de la tradition et de la séparation rigide des sexes, parce que l’occupant veut dévoiler l’Algérie”.
A cette résistance passive, succède l’entrée des femmes dans la guerre, malgré les résistances du FNL qui ne veut pas de femmes dans ses rangs et donne des consignes très précises en ce sens : “Il est interdit de recruter des djoundiates [femmes soldats] et des infirmières sans l’autorisation de la zone. Dans l’Algérie indépendante, la liberté de la femme musulmane s’arrête à la porte de son foyer. La femme ne sera jamais l’égale de l’homme. »
Cependant, qu’elles soient Maquisardes ayant pour missions d’héberger les combattants, ces moudjahidines dont elles s’occupent du linge et des repas, en prenant soin d’effacer les traces de leur présence au maquis, ou Moussebilates, agents de liaison, collectrices de fonds et d’objets divers, infirmières, secrétaires, couturières, agents de renseignements, propagandistes, dont les foyers sont un refuge pour les soldats blessés, leur engagement les met dans une situation aussipérilleuse que dans le maquis. Plusieurs d’entre elles sont torturées et tuées pour leur participation à la cause de la guerre d’indépendance.
Mais Fanon choisit de mettre principalement en lumière à travers le voile, la figure de la femme téméraire, celle dont le corps se dépouille, puis s’enfle pour camoufler par un système de ficelles et de courroies le sac de grenades, les chargeurs de mitraillette.
Cette jeune femme qui établit des liaisons entre combattants et parcourt désormais la ville, s’émancipant de son espace traditionnel, porteuse de messages, d’ordres verbaux compliqués, appris par cœur quelque fois par des femmes analphabètes, ces femmes faisant le guet des heures durant qui s’attirent les quolibets des passants qui voient en elles des femmes faisant le trottoir, des femmes qui se déplacent avec une petite valise, bourrée de l’argent de la révolution, porteuses de revolvers, de centaines de fausses cartes d’identité … Toutes missions, souligne-t-il, menées avec une constance, une maîtrise de soi et un succès incroyable. Ces succès constituent d’abord des victoires sur elles mêmes, ces “entamures au colonialisme sont d’abord subjectives”.
Cette transmutation force l’admiration : “L’Algérienne engagée apprend à la fois d’instinct son rôle de “femme seule dans la rue” et sa mission révolutionnaire. La femme algérienne n’est pas un agent secret. C’est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, qu’elle sort dans la rue trois grenades dans son sac à main ou le rapport d’activité d’une zone dans le corsage …”
Mais Fanon n’a pu connaître l’Algérie indépendante, et la “puissance de la Révolution algérienne qui réside dans la “mutation radicale qui s’est produite chez l’Algérien”, ne s’est pas traduite par la reconnaissance et la promotion des femmes Algériennes.
Certes, leur participation à la guerre de libération a marqué une rupture violente avec les normes traditionnelles de la famille et de la société musulmanes. Pour la première fois, certaines telles les cheffes de zone du FLN ont pu avoir des rôles importants dans la sphère publique, mais après 1962, la plupart des Moudjahidates se sont senties trahies par les actions ultérieures du gouvernement.
Elles ont été écartées du paysage politique post- indépendance et la hiérarchie sociale inégalitaire a été immédiatement rétablie. Elles n’ont même pas acquis le droit de vote et leurs aspirations ont été tout simplement ignorées, le régime ayant progressivement institutionnalisé la tutelle des femmes en se basant sur une interprétation inégalitaire de la jurisprudence islamique.
Leur situation n’a ensuite cessé de se détériorer.
Le Code de la famille, promulgué en 1984, attribuait aux femmes algériennes un statut de mineures en les plaçant sous la soumission d’un tuteur masculin et si l’ouverture au multipartisme en 1989 a entraîné une timide évolution, laparenthèse s’est vite refermée avec la montée de l’islamisme radical et la guerre civile sanglante qui a suivi dans les années 1990, provoquant une régression de leurs droits.
Depuis 2019, le Hirak, mobilisation populaire réclamant un pays libre et démocratique, est marqué par la réapparition d’une force émancipatrice massive portée par les femmes, qui revendique sa filiation à la guerre d’indépendance.
Dès lors, Fanon aurait -il péché par idéalisme, enthousiasme révolutionnaire ?
Il y a plutôt lieu de considérer son projet, sociologique, certes, au plan de l’analyse, mais en tout premier lieu, politique.
Il faut l’entendre quand il affirme : “Ce n’est pas la mise à jour d’un personnage connu et mille fois fréquenté dans l’imagination et dans les récits, c’est une authentique naissance à l’état pur, sans propédeutique. Il y a au contraire une dramatisation intense, une absence de jour entre la femme et la révolutionnaire. La femme algérienne s’élève d’emblée au niveau de la tragédie”.
Fanon tient ici son héroïne, femme de la Casbah qui a fait du haïk, son arme. Il ne la lâchera pas, tant il est convaincu que les nouvelles réalités qu’elle incarne constituent des points de non retour.
Pourtant, il ne saurait ignorer les résistances qu’ont dû affronter ces combattantes ni s’illusionner sur le poids et les freins de l’ordre patriarcal ancien. Mais sa vision d’un monde nouveau engendré dans la lutte commune, intègre de nouveaux rapports sociaux et non genrés.
Ce n’est donc pas par manque de clairvoyance ou de lucidité que Fanon professe son avènement, il ne saurait selon lui en être autrement. L’émancipation de la femme algérienne, est inhérente à la Révolution. Il en exalte avec lyrisme la geste.
Cette ode à la révolutionnaire, ce récit de l’épopée de femmes sublimes, sont destinées à célébrer l’engagement des femmes des pays colonisés, les encourager à faire tomber les barrières, reculer les tabous, pour embrasser l’idéal révolutionnaire qui doit conduire la société toute entière à l’émancipation.
Fanon s’est fait le chantre de la révolution algérienne, de toutes les révolutions qui rassemblent et libèrent leurs combattant.es, il a prophétisé en un bouleversement radical, le rejet de toute oppression.
Michèle LATOUCHE – Juillet 2025