Parler d’égalité, mais organiser l’inégalité
Parler de continuité territoriale, c’est invoquer un principe fondamental institutionnel: garantir à tous ses citoyens, quels que soient leur lieu de résidence ou leur éloignement géographique, un égal accès à la mobilité et aux services essentiels. Ce principe, inscrit dans les textes, est censé incarner la solidarité nationale et l’unité du territoire. Pourtant, dans les faits, sa mise en œuvre traduit une politique à deux vitesses qui contredit le principe même de l’égalité républicaine.
Car si la Corse bénéficie depuis plusieurs décennies d’un véritable service public de transport, piloté localement et financé de manière pérenne, les territoires ultramarins doivent, eux, se contenter d’un dispositif centralisé, morcelé, et soumis à des conditions restrictives. À l’un, une politique de desserte encadrée par des obligations de service public ; aux autres, des bons de réduction conditionnés par le quotient familial et délivrés au compte-gouttes. Le premier est un droit ; le second, une aide sociale.
Une architecture juridique asymétrique
Cette inégalité structurelle est d’autant plus frappante qu’elle repose sur une construction juridique asymétrique. La continuité territoriale ne figure pas dans la Constitution. Elle s’appuie sur une base législative, notamment le Code des transports, qui l’adosse aux principes d’égalité, de solidarité et d’unité. Le Conseil constitutionnel a validé cette architecture différenciée au nom de “situations objectivement différentes”. Une légalité formelle, certes. Mais une équité contestable.
Historiquement, le modèle corse voit le jour en 1976 pour le transport maritime, puis s’élargit à l’aérien en 1979. L’île devient alors un territoire pilote, avec une politique cohérente, intégrée, et gérée par la Collectivité de Corse à travers son Office des Transports (OTC).
En 2003, l’Outre-mer se voit enfin reconnaître le droit à la continuité territoriale, sous la pression politique. Mais ce droit prend une forme bien différente : une dotation versée aux collectivités, rapidement critiquée pour sa gestion disparate.
Pourquoi la recentralisation a été jugée nécessaire
La dotation de 2003 se voulait un geste d’équité. L’État transférait une enveloppe financière aux collectivités d’Outre-mer pour faciliter les déplacements de leurs résidents, principalement via l’aide au billet d’avion. Mais la mise en œuvre a très vite révélé ses failles. Chaque conseil régional décidait librement des critères, montants, publics éligibles. Le résultat ? Une gestion inégale, une disparité de traitement selon les territoires, des lenteurs administratives et des cas d’inefficacité budgétaire. Certaines collectivités tardaient à consommer leurs crédits, d’autres dépassaient largement les plafonds fixés.
Sans indicateurs communs, sans pilotage centralisé, le dispositif devenait illisible. L’Union européenne, un temps envisagée comme cofinanceur, s’est retirée. Les collectivités, faute de ressources, n’ont pas pu assumer leur part. L’État s’est retrouvé seul à supporter des dépenses croissantes et mal encadrées.
La Cour des comptes a tiré la sonnette d’alarme, pointant le risque de dérapage financier et d’absence de pilotage rigoureux. C’est dans ce contexte que la loi LODEOM de 2009 a été votée : elle a recentralisé entièrement le dispositif.
LADOM, ou la réponse centralisée à un besoin universel
Depuis 2009, les aides à la mobilité sont gérées par LADOM, un opérateur national sous tutelle du ministère des Outre-mer. L’objectif était clair : harmoniser les règles, traiter tous les ultramarins selon les mêmes critères, et maîtriser la dépense publique. Cette réforme a permis un contrôle des flux et une visibilité budgétaire.
Mais elle a aussi renforcé la logique d’aide sociale conditionnelle, sans toucher au fond du problème : l’inégalité de traitement avec la Corse.
En Corse, les résidents bénéficient d’un tarif plafonné, toute l’année, garanti par des obligations de service public contractualisées avec les transporteurs. Dans les Outre-mer, l’accès aux aides est soumis à des conditions de ressources strictes, avec un plafond de quotient familial souvent trop bas pour les classes moyennes. Un délai de carence de trois ans s’impose entre deux aides. Les montants sont faibles, variables selon les territoires. L’ensemble est si complexe que beaucoup renoncent à faire valoir leurs droits.
Un fossé budgétaire révélateur
Les chiffres sont sans appel. En 2023, la dépense publique par habitant pour la continuité aérienne s’élevait à 257 € pour la Corse. Pour les Outre-mer, elle plafonnait à 16 €. Ce déséquilibre, rappelé par un rapport du Sénat, incarne une rupture de l’égalité républicaine.
Pire encore, le Projet de loi de finances pour 2025 prévoit une baisse de 17,6 % des crédits alloués à la continuité territoriale ultramarine.
Si cette coupe est maintenue, LADOM devra suspendre ses aides dès octobre 2025. Près de 40 postes seront supprimés. Cette asphyxie financière ne signe pas seulement un recul du service rendu : elle envoie un signal politique désastreux à des millions de citoyens français.
Réformer sans attendre
Faut-il alors renoncer à la continuité territoriale ? Certainement pas. Mais il est urgent d’en refonder les bases. Une proposition de loi portée par le député Olivier Serva, adoptée en première lecture en 2023, allait dans le bon sens : création d’un “passeport mobilité des actifs”, revalorisation des aides, simplification des conditions, gouvernance partagée avec les collectivités. Mais le texte est depuis gelé au Sénat. Et le gouvernement a introduit des dispositifs concurrents sans concertation, parfois en contradiction avec l’esprit initial de la réforme.
Quatre axes pour une refondation équitable
D’abord, il faut assouplir les critères d’attribution. Relever les plafonds de ressources, réduire le délai de carence, intégrer les mobilités régionales et intérieures, notamment pour des territoires enclavés comme la Guyane ou la Polynésie.
Ensuite, il faut expérimenter un tarif résident dans les Outre-mer. Ce dispositif, déjà en place en Corse et dans d’autres régions européennes, pourrait être adapté grâce aux dérogations prévues à l’article 349 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne.
Troisième priorité : refonder la gouvernance. Il est temps d’associer les collectivités à la définition des politiques de mobilité, via la création de groupements d’intérêt public territorialisés.
Enfin, il faut sécuriser le financement. Sortir de la logique d’annualité budgétaire, inscrire les crédits dans une programmation pluriannuelle, et tendre progressivement vers un rééquilibrage entre les efforts consentis pour la Corse et ceux accordés aux Outre-mer.
Une République fidèle à sa parole
La continuité territoriale ne doit plus être une variable d’ajustement. Elle doit redevenir un levier d’égalité réelle. Car la République ne peut prétendre à l’unité si elle entretient des politiques différenciées selon l’île de naissance de ses citoyens.
Refonder la continuité territoriale, ce n’est pas seulement réformer un dispositif technique. C’est réparer un lien distendu entre l’État et ses territoires. C’est redonner sens à la promesse d’unité et d’égalité. C’est, tout simplement, tenir parole.
Gérard Dorwling-Carter