Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron a façonné une image déroutante, oscillant entre habileté stratégique et imprudence politique, notamment à travers ses petites phrases à l’emporte-pièce. Ses partisans louent sa capacité à dépasser les clivages traditionnels. Ses détracteurs, eux, le décrivent comme un joueur cynique, prêt à précipiter le pays dans la crise pour forcer les évolutions qu’il juge nécessaires.
Cette ambiguïté nourrit une théorie persistante : le chaos actuel ne résulterait pas d’erreurs mais d’un plan prémédité. Une stratégie du choc, destinée à provoquer une catharsis nationale en laissant le Rassemblement national accéder au pouvoir pour l’user dans l’exercice des responsabilités, en pleine crise de la dette, avant l’échéance présidentielle de 2027.
La dette comme arme politique
Dès son essai Révolution (2016), Macron dénonçait trois décennies d’inaction, accusant les gouvernements successifs d’avoir remplacé la croissance par la dette publique. Ironie du sort : son premier mandat, alourdi par la pandémie, a creusé encore l’abîme, faisant bondir l’endettement de 97 % à 116 % du PIB.
Pour ses adversaires, l’échec est patent. Pour ses défenseurs, il s’agirait au contraire d’une stratégie de rupture : rendre inéluctables, par la contrainte financière, des réformes qu’aucun exécutif n’avait jusque-là réussi à imposer.
La dissolution de 2024, une « grenade »
La dissolution surprise de l’Assemblée nationale, en juin 2024, illustre cette logique. Pourquoi un président affaibli aurait-il pris le risque de livrer le pouvoir au RN ou à une gauche recomposée autour du Nouveau Front populaire (NFP) ?
La thèse la plus vraisemblable est celle d’un calcul : tester le RN dans une cohabitation prématurée, afin de l’user avant 2027, tout en marginalisant la gauche. Mais au lieu d’apaiser le climat, ce coup de poker a plongé le pays dans une instabilité institutionnelle inédite et fragilisé davantage l’économie.
L’image qui domine est celle d’un stratège martial qui choisit le désordre comme outil de recomposition politique.
Le chaos comme méthode économique
Sur le terrain économique, la même logique prévaut. Ancien banquier d’affaires, Macron a misé sur la politique de l’offre : baisse de l’impôt sur les sociétés, flexibilisation du travail, allègements de charges.
Le pari consistait à sacrifier les comptes publics à court terme pour espérer une croissance plus vigoureuse à long terme. Mais sans réduction des dépenses, le déficit s’est creusé, attisant la contestation sociale.
Pour ses opposants, il s’agit d’une faute politique. Pour d’autres, cette fuite en avant s’apparente à une tactique visant à rendre la situation intenable afin de forcer, sous contrainte, des réformes structurelles différées depuis trop longtemps.
La crise comme horizon
Au-delà des urgences, Macron se projette dans les grandes mutations mondiales : révolution numérique, intelligence artificielle, transition écologique. Ses soutiens affirment que les crises à répétition ne sont que le prix à payer pour repositionner la France comme acteur central.
La maxime de Jean Monnet, qu’il cite volontiers, résonne ici :
« Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité, et ils ne voient la nécessité que dans la crise. »
La tentation Bardella
La thèse du chaos calculé prend une tournure plus sombre avec la dissolution de 2024. Selon plusieurs révélations médiatiques, Emmanuel Macron, François Bayrou et Sébastien Lecornu auraient sciemment préparé le terrain à une percée du RN.
Le chef de l’État lui-même aurait confié à un proche qu’il « préparait ça depuis des semaines » et se réjouissait d’avoir « lancé une grenade dégoupillée dans les jambes » du système. Des dîners secrets entre macronistes et responsables du RN ont été rapportés. Des consignes de maintien de candidatures auraient favorisé l’extrême droite face au NFP.
Même certains médias conservateurs ont confirmé que le président envisageait sérieusement une cohabitation avec Jordan Bardella ou Marine Le Pen à Matignon, y compris sans majorité absolue.
Le blocage institutionnel
Le pari a échoué : le 7 juillet 2024, le NFP a remporté le plus grand nombre de sièges. Mais Macron a refusé d’appliquer l’esprit de la Constitution en nommant un Premier ministre issu de la gauche.
Il a invoqué une « trêve olympique » de trois mois, inédite sous la Ve République. Depuis, le pays connaît une succession de Premiers ministres de droite, des velléités d’austérité et une répression accrue.
Pour ses adversaires, la démocratie française est désormais détournée au profit d’une alliance objective entre macronistes et RN, destinée à verrouiller le régime et à marginaliser toute alternative de gauche.
Un pari à haut risque
Le pari macronien repose sur une conviction : seule une crise radicale peut forcer un peuple à accepter des transformations profondes du modèle social. En fragmentant le paysage politique, en laissant filer la dette, en exposant le RN au pouvoir, le président joue un jeu dangereux, persuadé qu’au bout du chaos émergera un ordre nouveau.
Mais la question demeure : cette stratégie mènera-t-elle à une recomposition salutaire ou à un effondrement durable de la confiance démocratique ?
Comme le dit un proverbe créole, « akansyel pa riban » – l’arc-en-ciel n’est pas un ruban. Derrière les apparences de désordre pourrait se cacher une cohérence implacable, mais rien ne garantit qu’elle ne se transforme pas en gouffre économique et institutionnel, si le pari du Premier ministre Sébastien Lecornu échoue.
La France vit désormais suspendue à l’hypothèse d’une nouvelle dissolution et à la conviction d’un président qui croit que seule la crise peut accoucher d’un ordre nouveau – au risque de transformer la catharsis espérée en tragédie grecque.
Jean-Marie Nol, économiste et juriste en droit public