Bien avant de devenir le penseur universel que l’on connaît, Édouard Glissant a fait ses premiers pas dans la vie intellectuelle au sein du Franc-Jeu, un groupe littéraire et politique formé par des jeunes de sa ville natale, Le Lamentin, durant la Seconde Guerre mondiale .
Un cercle de poésie et d’engagement
Fondé en 1943, alors que la Martinique était administrée par le régime vichyste, le Franc‑Jeu réunissait adolescents et jeunes adultes, souvent voisins ou camarades, autour d’un idéal de responsabilité partagée et de solidarité . Véritable club de formation intellectuelle, le groupe se donnait comme mission dev se former mutuellement en s’imposant la lecture d’ouvrages, puis la restitution par exposé devant les pairs — exercice auquel Glissant excellait .
Aussi d’aider les moins instruits, en dispensant des cours du soir, bien avant que les structures sociales officielles ne les proposent .
Les membres s’attachaient à mêler culture et action concrète : création d’un journal de jeunesse, organisation d’un salon artisanal, et même participation à la vie sportive locale — qui donnera naissance, entre autres, au Sporting Club lamentinois .
Un atelier poétique pour un futur écrivain
Glissant lui-même rappelait avoir publié ses premiers poèmes dans un petit journal du groupe, frappés à la machine et tapés sur du papier de récupération — celui normalement utilisé pour enrouler les régimes de bananes . Ces gestes rudimentaires témoignent d’une créativité joyeuse et collective, dans un contexte social et matériel difficile.
Un héritage structurant
Ce groupe fut une véritable école de l’engagement. Glissant se souviendra plus tard : « J’ai fait partie d’une jeunesse militante, aux idées bouillonnantes, saturée de politique, de poésie, de littérature » .
L’apport fondamental à la trajectoire glissantienne
Le Franc‑Jeu incarne l’esprit de solidarité, d’autonomie, et d’inscription collective qui nourrira longtemps la pensée de Glissant — des valeurs qu’il continuera d’explorer dans ses concepts de créolisation, de Tout‑Monde et de Relation, et qu’il portera au plus haut niveau à travers ses ouvrages, ses revues, et la fondation de l’Institut du Tout‑Monde .
Le Franc-Jeu, modeste cercle de jeunes du Lamentin, fut bien plus qu’un divertissement adolescent. Il fut pour Édouard Glissant la première scène d’un engagement poétique, politique et collectif qui le marquera à jamais — un terreau porteur pour la pensée d’un futur géant des lettres et de la philosophie.
Paul-Émile BLOIS