Derrière les rayons des librairies, un phénomène discret mais profond se dessine : la concentration accélérée du monde du livre. De Paris à New York, les grands groupes d’édition passent sous le contrôle de fortunes privées, souvent animées par des convictions politiques assumées. Une évolution qui inquiète auteurs, libraires et défenseurs de la liberté intellectuelle.
Des rachats en cascade
Le secteur, déjà dominé par quelques grands groupes (Hachette, Penguin Random House, HarperCollins, Editis), connaît depuis une décennie une vague de rachats par des milliardaires issus de la finance, du luxe ou des médias. La logique est la même que dans la presse ou l’audiovisuel : des maisons fragilisées par l’érosion des marges deviennent des cibles pour des investisseurs qui y voient un outil d’influence autant qu’un actif économique.
En France, l’acquisition d’Editis par Vincent Bolloré, déjà propriétaire de Vivendi, a marqué les esprits. Aux États-Unis, Rupert Murdoch a renforcé son emprise sur HarperCollins, tandis que des fonds conservateurs cherchent à pénétrer le marché du livre scolaire.
Des catalogues sous pression idéologique
Cette concentration suscite de vives inquiétudes. « L’édition est un espace de pluralisme, or la concentration entre les mains d’acteurs idéologiquement marqués fait peser un risque sur la diversité des voix », analyse un universitaire.
Des auteurs évoquent déjà des pressions indirectes : choix éditoriaux orientés, mise en avant sélective d’essais politiques, retrait discret d’ouvrages jugés « trop polémiques ». Dans le domaine scolaire, des syndicats d’enseignants alertent sur des contenus édulcorés, adaptés à une vision de l’histoire conforme à certaines sensibilités politiques.
Un enjeu démocratique
Au-delà du marché, c’est la circulation des idées qui est en jeu. Le livre, encore considéré comme l’un des vecteurs les plus durables de la pensée, risque de se trouver façonné par les choix de quelques fortunes. « La diversité intellectuelle ne doit pas dépendre des humeurs de trois ou quatre milliardaires », avertit une éditrice indépendante.
Certes, le paysage éditorial reste animé par un tissu de petites maisons, souvent militantes et innovantes. Mais leur poids économique demeure marginal face aux mastodontes capables de contrôler distribution, droits de traduction et promotion.
Le paradoxe caribéen : un salon critique sous tutelle
Face à ces tendances, des contre-feux existent. En Martinique, le salon littéraire de l’association Tous Créoles témoigne de la vitalité locale. L’événement réunit écrivains, universitaires et grand public autour des mémoires et des identités caribéennes. Mais il est abrité par la fondation Clément, bras culturel du groupe Bernard Hayot (GBH), conglomérat de la grande distribution, de l’automobile et de l’agro-industrie, omniprésent dans l’économie insulaire.
Le paradoxe est saisissant : un espace de réflexion critique sur l’histoire coloniale, la créolité et l’émancipation intellectuelle se déroule sous l’égide d’un acteur économique dont la position dominante est régulièrement dénoncée comme une forme de dépendance capitalistique. « Sans mécènes puissants, beaucoup d’événements ne verraient pas le jour », concède un organisateur. L’initiative, tout en donnant voix à des écrivains engagés, illustre le prix de cette dépendance.
Résistances et alternatives
L’exemple caribéen pose une question plus large : peut-on construire une indépendance intellectuelle et littéraire sans recourir aux financements des grands groupes privés qui structurent une partie de la vie culturelle ?
Dans les Outre-mer comme en métropole, la tension est la même : l’information et la culture se trouvent de plus en plus sous l’emprise de puissances économiques et idéologiques. Le cas du salon de Tous Créoles, à la fois espace critique et vitrine sponsorisée, illustre à la perfection cette contradiction.
Jean-Paul BLOIS