Après plusieurs manifestations contre le racisme et les violences policières, Christophe Castaner a annoncé une refonte des inspections des forces de l’ordre, dont l’IGPN. Pourquoi est-elle si décriée ? Faut-il s’inspirer de nos voisins européens pour la réformer ?

Les membres des forces de l’ordre redoutent d’être convoqués par l’IGPN, tandis qu’elle est régulièrement accusée de partialité et qualifiée parfois de “grande blanchisseuse” de policiers. (AWA SANE / FRANCEINFO)

“Plus de cohérence, plus de collégialité et surtout plus d’indépendance”. C’est par ces mots que le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a résumé lundi 8 juin, l’esprit de la réforme qui attend l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Désireux d’effacer l’image de “grande blanchisseuse” de la police des polices – qui se distingue de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale, elle aussi concernée par la réforme –, il a profité des récentes mises en cause des forces de l’ordre, pour des faits de racisme ou de violences, pour bousculer l’institution.

Il faut dire que les derniers mois de l’IGPN ont été mouvementés. Dans plusieurs dossiers, largement médiatisés, ses rapports sont contestés. Ce fut le cas après l’interpellation violente de Théo Luhaka, en février 2017. Puis lors du mouvement des “gilets jaunes”, marqué par des enquêtes sur des violences policières avec, parfois, des soupçons de collusion, comme dans l’affaire Geneviève Legay. Sans oublier, il y a tout juste un an, la mort de Steve Maia Caniço, noyé dans la Loire en marge d’une intervention policière, à Nantes. Sur Twitter, le 30 juillet 2019, des internautes avaient créé le mot-dièse “#SelonlIGPN” pour railler l’institution, qui avait conclu à l’absence de lien entre l’intervention des forces de l’ordre et la disparition du jeune homme. Désormais, sur les pancartes brandies dans les manifestations contre les violences policières, la police des polices est directement visée.

“Il y aura toujours des soupçons de partialité”

Cette image de “grande blanchisseuse”, l’IGPN la traîne depuis sa création. “C’est un service du ministère de l’Intérieur, qui obéit à son chef ou, aujourd’hui, sa cheffe (Brigitte Jullien, depuis janvier 2019). Elle-même est nommée par le ministre, qui peut la révoquer à tout moment”, souligne Sebastian Roché, politologue spécialiste des questions de sécurité, auteur de De la police en démocratie (Grasset, 2016). “L’IGPN est accusée de faillir, mais elle a été conçue pour faillir, même si son fonctionnement a été amélioré”, observe-t-il. “Il y aura toujours des soupçons de partialité : ce sont des policiers qui enquêtent sur des policiers”, résume à franceinfo Jean-Michel Schlosser, devenu sociologue après une longue carrière dans la police.

A l’origine, deux institutions coexistaient : l’Inspection générale des services (IGS), créée sous la IIIe République, dédiée à Paris et sa petite couronne, et l’IGPN, compétente pour les autres régions françaises. Leur fusion est actée en 1986, sous Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur de l’époque. Dans les faits, les deux services conservent leur propre fonctionnement. Il faut attendre 2013 pour que leur union prenne corps, à l’initiative de Manuel Valls. Les deux entités se réorganisent.

La réforme permet de préciser les principales missions de l’IGPN : réaliser des audits des services de police, analyser la déontologie, mais aussi effectuer des enquêtes administratives, à la demande du ministre de l’Intérieur par exemple, et des enquêtes judiciaires, à l’initiative d’un procureur de la République ou d’un juge d’instruction. Quel que soit le type d’enquête, les inspecteurs de l’IGPN ne décident pas des sanctions à l’issue de leurs investigations : ils ne font que les proposer.

Une institution “crainte par les policiers”

Parmi les 285 agents de l’IGPN, une centaine sont des enquêteurs, selon le dernier rapport d’activité de l’institution. Surnommés les “bœuf-carottes” pour leur tendance à cuisiner à petit feu leurs collègues en auditions, “ils ne font pas de cadeaux”, assure Yannick Landurain, major de police à la BAC de Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis) et délégué syndical Unité-SGP, confirmant à franceinfo ce que pensent une majorité de policiers.

Au cours de sa carrière, il a été entendu par l’IGPN une dizaine de fois. En 2010, il a été mis en examen après le tir au flash-ball d’un policier sous ses ordres, qui a atteint au visage un lycéen de 16 ans. “Je n’avais que 28 ans, j’étais en stress, je dormais mal la nuit. On n’arrive pas à l’IGPN les mains dans les poches”, assure-t-il. Par la suite, il a été placé sous le statut de témoin assisté et n’a donc pas été renvoyé devant un tribunal.

En revanche, le policier auteur du tir a été condamné, en appel, à 18 mois de prison avec sursis, pour “violences aggravées” et “faux et usage de faux”. Il avait falsifié un PV.  Yannick Landurain veut croire que le travail de la police des polices a porté ses fruits. “On n’est pas sauvés par l’IGPN”, assure-t-il.

On est face à des enquêteurs qui exploitent la moindre faille, qui investiguent à charge et à décharge. Il n’y a pas de connivence, malgré le même concours de police. Ils sont largement indépendants.Yannick Landurain, policier et délégué Unité-SGPà franceinfo

La patronne de la police des polices défend aussi ses services avec vigueur.“Notre institution est crainte de tous les policiers. Critiquer l’IGPN aujourd’hui, c’est faire injure à leur professionnalisme et à leur éthique”, a asséné Brigitte Jullien, au lendemain des annonces de Christophe Castaner. La “définition de l’indépendance s’applique à l’IGPN”, a clamé celle qui estime que “le contrôle par des pairs est la clé de la déontologie, parce qu’on se pose la question tous les jours : ce policier est-il digne d’être des nôtres ?”

“Le régulateur ne peut pas fonctionner”

Pour Sebastian Roché, c’est là que le bât blesse. “C’est logique que Brigitte Jullien dise que le système fonctionne bien. Je ne doute pas de sa sincérité. En réalité, cela signifie : ‘Ce système nous va très bien, car il ne fonctionne pas, analyse-t-il. “Brigitte Jullien ne parle jamais d’obtenir la confiance des citoyens. Or, si les gens n’ont pas confiance dans le régulateur, ce système censé garantir le comportement des agents et sa conformité aux principes de liberté et d’égalité, il ne peut pas fonctionner”, raisonne-t-il.

Beaucoup de policiers ne voient pas qu’ils sont partiaux, car ils sont coupés de la réalité. Ceux qui restent au sein de l’institution ne sont pas critiques.Sebastian Roché, politologueà franceinfo

C’est ce que montre une enquête de Mediapart, qui a analysé 65 dossiers de l’IGPN et mis au jour, le 12 juin, des techniques récurrentes permettant à la police des polices de blanchir les forces de l’ordre. “C’est surprenant de voir que l’IGPN n’est pas en mesure d’identifier certains auteurs des faits reprochés”, pointe Fabien Jobard, sociologue et auteur de Police, questions sensibles (PUF, 2018). Selon lui, l’autorité judiciaire, qui dirige certaines enquêtes et décide des sanctions, “ne pousse pas assez loin la curiosité. Le magistrat doit se donner la possibilité de peser.”

Ainsi, sur les 399 dossiers “gilets jaunes” attribués à l’IGPN depuis le début du mouvement en novembre 2018, 274 ont été transmis à la justice. Deux policiers ont été jugés fin 2019 et d’autres procès sont prévus. “On a une douzaine de policiers qui sont susceptibles de faire l’objet de poursuites judiciaires”, a précisé Brigitte Jullien, le 8 juin.

“L’IGPN reste une boîte noire, d’où les interrogations, estime de son côté Jean-Michel Schlosser. On ne peut pas améliorer le travail de l’IGPN, mais on peut atténuer les critiques sur son manque d’impartialité.” Pour y remédier, la réforme doit permettre à l’Inspection générale de l’administration(IGA) de piloter les enquêtes administratives les plus complexes concernant les forces de police et de gendarmerie. Cette nouvelle mission a été rapidement formalisée dans un arrêté du 10 juin qui instaure un collège des inspections générales, présidé par le chef de l’IGA. “Marier l’IGPN, l’IGGN et l’IGA ne change rien. L’IGA n’enquête pas directement, elle vérifie si l’IGPN a bien fait son travail”, explique Sebastian Roché. Cela a été le cas, de façon exceptionnelle, pour la mort de Steve Maia Caniço.

La tentation d’un contrôle “indépendant”

“Le seul moyen de limiter les suspicions à l’égard de l’IGPN est d’y introduire le regard de quelques citoyens”, suggère Jean-Michel Schlosser. La France reste frileuse sur le sujet. Même si, en 2013, dans le cadre de sa réforme, Manuel Valls avait annoncé la création d’un “comité d’orientation du contrôle interne, composé pour moitié d’acteurs externes à la police : le défenseur des droits, un magistrat, un professeur des universités, un élu, un avocat, un journaliste, un dirigeant associatif”. Une réunion a eu lieu en janvier 2014, selon Slate. Aujourd’hui, aucune trace ne subsiste de ce projet.

C’est pourtant l’option choisie par plusieurs de nos voisins européens. Au Danemark, une entité rattachée au ministère de la Justice, l’IPCA, associe enquêteurs, magistrats et profils de la société civile. Idem aux Pays-Bas. La Belgique dispose aussi d’un organe de contrôle indépendant : le comité P. Il dépend du Parlement belge, son directeur est un magistrat et ses membres sont nommés par la Chambre des représentants.

Autre exemple, outre-Manche. Depuis le début des années 2000, l’Independent Police Complaints Commission (IPCC), devenue depuis l’Independent Office for Police Conduct (IOPC), supervise le système de gestion des plaintes déposées contre les forces policières de l’Angleterre et du pays de Galles. Cet organe ne se substitue pas à une IGPN anglaise, mais traite les affaires les plus graves ou sensibles. Il ne recrute que des non-policiers : le directeur général, le conseil exécutif ou les directeurs régionaux sont tous issus de la société civile. Résultat : l’Angleterre recense 30 000 plaintes par an contre la police, quand il y en a 3 000 en France, selon Sebastian Roché. “Mais la police est très appréciée, car elle est à l’écoute des citoyens”, souligne-t-il.

“Cette indépendance se retourne toutefois contre l’instance de contrôle, puisque l’institution policière réagit par un renforcement du secret et de la dissimulation face à une institution externe vue comme adverse”, objecte toutefois Fabien Jobard, dans Sociologie de la police (Armand Colin, 2015), coécrit avec Jacques de Maillard.

Je ne suis pas convaincu qu’un comité indépendant permette de faire la lumière à lui seul.Fabien Jobard, sociologueà franceinfo

“L’IGPN présente l’avantage d’avoir des enquêteurs de ‘la maison’, capables de repérer les manœuvres de dissimulation des policiers, complète Fabien Jobard. Avec des néophytes, on risque de se casser les dents, car leur légitimité n’est pas reconnue : les policiers se ferment. Il faut donc trouver un juste équilibre entre les deux.”  “Il n’existe pas de modèle parfait”, commente-t-il.

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