« On nous demande d’innover, de transformer localement, de créer de la valeur ajoutée. Mais dans le même temps, on supprime le régime innovation et croissance qui nous permettait d’embaucher et d’investir. C’est contradictoire, et à terme, cela risque d’étouffer les petites entreprises qui veulent se projeter. »
En tant que Martiniquais, il y a des choses que je ne comprends pas. Comment peut-on demander aux territoires ultramarins de supporter un effort budgétaire hors norme, alors même que notre tissu économique est plus fragile, plus exposé aux chocs et moins diversifié que celui de l’Hexagone, ne parlons même pas de récents événements ! ? Comment justifier que, sur l’ensemble des économies prévues pour la mission outre-mer, ce soit quasi exclusivement les dispositifs de soutien aux entreprises qui soient ciblés ?
C’est pourtant ce que dessine le projet de réforme de la LODEOM sociale que prépare le Gouvernement dans le cadre du PLFSS 2026. Selon les informations recueillies, Bercy veut obtenir 350 millions d’euros d’économies annuelles en rabotant massivement les exonérations de charges patronales dont bénéficient les entreprises ultramarines.
Les nouvelles règles envisagées
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Pas de modification sectorielle, mais une baisse des seuils d’exonération :
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Compétitivité renforcée (secteurs prioritaires < 250 salariés + Guyane éligible) : exonération totale jusqu’à 1,5 SMIC, puis dégressive jusqu’à 1,9 (au lieu de 2 et 2,7).
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Compétitivité (TPE < 11 salariés + BTP) : exonération totale jusqu’à 1,2 SMIC, puis dégressive jusqu’à 1,6 (contre 1,3 et 2,2 aujourd’hui).
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Régime spécifique de Guyane maintenu, mais ceux de Saint-Martin et Saint-Barth supprimés, avec un basculement dans le régime DROM.
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Régime innovation et croissance supprimé.
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Assiette inchangée, avec neutralisation des bandeaux conservée.
En clair, moins d’exonérations, moins longtemps, et disparition de certains régimes qui apportaient jusqu’ici de la souplesse et de la différenciation.
Une économie fragilisée par nature
Ce qui interroge, c’est la logique globale. L’outre-mer bénéficie de la LODEOM pour une raison simple : nos territoires cumulent des handicaps structurels. Insularité, dépendance aux importations, faiblesse des marchés intérieurs, coûts logistiques exorbitants, rareté du foncier productif. Dans ce contexte, réduire le soutien public revient à exposer nos entreprises à une concurrence inégale.
Prenons l’exemple du BTP, pilier de l’activité économique et pourvoyeur d’emplois. Passer d’une exonération totale jusqu’à 1,3 SMIC à 1,2 SMIC peut sembler technique. En réalité, c’est une hausse immédiate du coût du travail, qui fragilise la capacité des petites entreprises à embaucher ou à maintenir leurs salariés. À terme, cela risque de freiner des projets de construction, d’entretien et de rénovation déjà sous-financés.
Une asymétrie inquiétante
Le plus incompréhensible reste la disproportion : près de 800 millions d’euros par an en moins sur l’ensemble des dispositifs LODEOM et défiscalisation, alors que toutes les autres dépenses de la mission outre-mer ne sont appelées à économiser que 150 millions d’euros. Autrement dit, les entreprises ultramarines paieraient l’essentiel de la facture.
C’est d’autant plus inquiétant que ces aides ne sont pas des privilèges : elles compensent des surcoûts objectifs liés à notre situation géographique et économique. Couper dans ces dispositifs, c’est accepter une dégradation de la compétitivité ultramarine, et donc potentiellement une hausse du chômage, une contraction de l’investissement et un ralentissement de l’innovation locale.
Quelle cohérence pour le développement ?
En Guyane, le régime spécifique est préservé, mais à Saint-Martin et Saint-Barth, les entreprises perdent un outil adapté à leur réalité. Pourquoi cette différence de traitement ? Quelle cohérence avec les discours sur l’égalité réelle outre-mer ?
Enfin, la suppression du régime innovation et croissance pose une question de fond : comment encourager l’émergence de filières nouvelles et porteuses, alors même que le gouvernement martèle la nécessité de diversifier les économies ultramarines ?
La parole aux entrepreneurs
« Nous avons déjà du mal à recruter et à stabiliser nos équipes avec des charges sociales lourdes. Si les exonérations reculent, je ne vois pas comment on pourra maintenir nos chantiers sans augmenter les prix, ce qui reviendra à ralentir tout le secteur »,
confie un chef d’entreprise du BTP du Lamentin.
De son côté, une dirigeante d’une PME agroalimentaire martiniquaise s’inquiète :
« On nous demande d’innover, de transformer localement, de créer de la valeur ajoutée. Mais dans le même temps, on supprime le régime innovation et croissance qui nous permettait d’embaucher et d’investir. C’est contradictoire, et à terme, cela risque d’étouffer les petites entreprises qui veulent se projeter. »
Cette réforme annoncée va bien au-delà d’un simple ajustement technique. Elle traduit une vision : celle d’une réduction drastique du soutien à l’économie ultramarine. Reste à savoir si cette orientation, motivée par l’impératif budgétaire de Bercy, ne compromettra pas durablement la compétitivité, l’emploi et la résilience de nos territoires.
À l’heure où nos entreprises (petites et grandes) peinent déjà à absorber la hausse des coûts et les incertitudes globales, ce coup de rabot massif interroge.
En tant que Martiniquais, je n’arrive pas à comprendre comment cette équation pourrait être tenable.
Philippe Pied



