Nos cultures ont le pouvoir de « toucher », bien au-delà de nos frontières.
Il y a des carrières qui se construisent dans la discrétion mais dont l’empreinte traverse les décennies. Miguel Octave en fait partie. Réalisateur martiniquais reconnu, ingénieur du son de formation, il cultive depuis plus de trente ans un regard affûté et une exigence qui l’ont mené bien au-delà des frontières de son île natale. Son dernier documentaire, Studio Debs, a su séduire des jurys aux quatre coins du monde, cumulant distinctions et sélections prestigieuses.
Dans cet entretien mené par Sonia Jean-Baptiste-Edouard, il revient sur son parcours, ses convictions et la force universelle de nos cultures, nos belles cultures.
Philippe Pied
Parce que Miguel OCTAVE est sans doute l’un des réalisateurs martiniquais les plus connus et émérites, il occupe le paysage de l’audiovisuel depuis plus de trente ans. On ne sera donc pas étonné de savoir qu’il a encore reçu une distinction dernièrement, à plus de quatre mille kilomètres de son île natale ! En effet, ce passionné s’est vu récompenser, pour son documentaire « Studio Debs ». Nous l’avons rencontré et bien qu’il soit « pétri » d’humilité, ce « touche-à-tout » a accepté de se livrer à nous ! Ecoutons-le…
Vous avez été récompensé à deux reprises : pour le « meilleur documentaire musical » et « meilleur sound design » lors du Puerto Aventura International Film Festival au Mexique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Alors, je voudrais d’abord rectifier une information : STUDIO DEBS a gagné, pour finir, 4 prix internationaux :
- *2 prix « Best Music Documentary » et « Best Sound Design » au (PAIFF) Puerto Aventura International Film Festival (festival américain se déroulant au Mexique)
- *Prix « Caribbean Spirit Award » au (CTFF) Caribbeantales International Film Festival de Toronto (Canada)
- *Prix « Best Documentary Film » au (ECA) European Cinematography Awards (Pays-Bas)
- Et il a été sélectionné dans une dizaine d’autres manifestations :
- *Double finaliste « Best International Documentary Film » et « Best International Film » au (IBDFF) International Black & Diversity Film Festival (Toronto)
- *Finaliste au « Our Vision Caribbean and Latino Film Festival » (Californie)
- *Sélectionné au 12°N, 61°W Grenada Film Festival (Grenade)
- *Sélectionné au Festival des Suds Arles 2024 (France)
- *Sélectionné au DjarFogo International Film Festival (Cap Vert & Los Angeles)
- *Sélectionné au Afro Latino Film Festival 2024 (Connecticut)
- *Sélectionné au Garifuna Film Festival 2024 (Californie)
- *Sélectionné à Le Rocher de Palmer (France)
- *Sélectionné au Latino and Native American Film Festival (Connecticut)
- *Sélectionné au FestIFIS (Bénin)
Il ne s’agit pas d’une mise au point par prétention, mais simplement d’un étonnement face à la diversité de ces sélections : ces jurys, venus de pays différents et ne se connaissant pas, ont fait des choix similaires.
Cela montre que nos cultures ont le pouvoir de « toucher », bien au-delà de nos frontières.
Vous attendiez-vous à cette récompense ?
Pas du tout ! D’autant que ce n’était pas le fruit d’une démarche personnelle. C’est une amie, Nadia Eddaïra, consultante en développement artistique et culturel qui collabore avec Ryko DEBS, fils d’Henri et directeur du STUDIO DEBS, qui a eu un coup de cœur pour ce film. Elle l’a fait sous-titrer en anglais et en espagnol, et l’a proposé à divers évènements !
Donc, quand les sélections et les prix sont arrivés, cela a été d’abord une surprise puis une joie pour tous, car ce film a connu beaucoup (trop !) de problèmes, liés à des choix regrettables de production. L’essentiel est qu’il ait trouvé son public un peu partout !
Pour information, il est programmé en novembre prochain, dans le cadre du « Cycle du mois documentaire » au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris, et sans doute, avec tous mes autres documentaires antillais.
Monsieur Octave, revenons un peu en arrière : quelle a été votre formation ?
J’ai toujours été passionné de musique et de son, donc j’ai orienté mes choix professionnels dans cette direction, pour devenir ingénieur du son.
C’est au cours de ce parcours que j’ai découvert l’image, qui m’a amené à occuper différents postes en télévision, jusqu’à la réalisation aujourd’hui.
Marc Aurèle, ancien empereur de Rome a dit : « L’homme ordinaire est exigeant avec les autres. L’homme exceptionnel est exigeant avec lui -même ». Que vous inspire cette pensée ?
Je suis totalement d’accord avec cette pensée, non pas que je sois exceptionnel mais je suis le pire juge de mon travail !
Cette exigence d’aller toujours au bout des choses et de les faire au mieux, est totalement en opposition avec la maxime locale du « I bon kon sa » que je déteste entendre !
Être rigoureux est un critère d’excellence et d’évolution !
Si vous deviez vous définir en trois mots, quels seraient-ils ?
Idéaliste : je suis un grand rêveur et mon univers est avant tout intérieur. Alors, lorsque mon métier me permet de donner forme à mes élans imaginaires et mes délires intérieurs, et donc d’embellir le monde à travers la création, tout prend davantage de sens pour moi !
Passionné : j’ai besoin d’être pleinement investi dans ce que je fais et ce que je vis. Ce n’est pas toujours simple, surtout avec les autres qui peinent parfois à suivre ou même à comprendre.
Mais, Dieu merci, cette passion me donne aussi la chance d’embarquer certains dans mes rêves et délires !
Solitaire : être en paix avec soi-même est, pour moi, une nécessité. Alors, malgré les exigences de ce métier, je reste quelqu’un de discret, effacé, pudique.
Dans le vacarme permanent de la vie, alimenté par l’agitation quotidienne, les médias, la publicité, les réseaux sociaux, l’entre-soi qui fait que toute personne différente est suspecte et très vite rejetée, j’ai besoin de préserver un silence intérieur pour me sentir aligné.
C’est sans doute pour cela qu’on me voit rarement dans les lieux où il faut se montrer.
Il parait que de nombreux artistes « galèrent » en général et en Martinique, en particulier. Qu’en pensez-vous ? Selon vous, sont-ils suffisamment aidés ? Si non, que pourrait-on faire pour améliorer leurs conditions ?
Alors, je suis très mal placé pour exposer mon point de vue sur ce sujet, car je vis à Paris. Mais, il est évident qu’il y a une dichotomie réelle entre une région où on vit baignés de musique et la réalité économique et quotidienne de nos artistes.
Personnellement, je n’ai jamais rencontré un antillais qui dise ne pas aimer la musique, quels que soient ses origines, son milieu social ou ses goûts personnels.
La musique est un marqueur fort de notre identité, un lien vivant avec notre mémoire culturelle.
Pourtant, j’ai le sentiment que nous n’avons pas encore pleinement compris le rôle essentiel que jouent les artistes et musiciens dans la construction de cette conscience de soi.
C’est donc une situation regrettable qui risque de durer, si nos responsables ne réagissent pas !
Vous êtes un passionné de musique. Quel type de musique préférez-vous ?
Alors là, la liste est très longue puisque je suis collectionneur avec plus de 6000 documents sonores sous forme de vinyles, cassettes, CD, fichiers numériques, etc…
Donc, de ce côté, il y a toujours une musique qui correspond à mes états d’âme du moment : musique classique, jazz, variété internationale et locale, musique latine et brésilienne, etc.
Je n’arrête pas de découvrir !
Il semble que le « konpa », terme désigné pour la musique « compas » en créole haïtien, soit de plus en plus écouté voire apprécié ici en Martinique. Partagez-vous cette impression ?
Non, pas du tout ! Le Konpa a toujours fait partie de notre univers musical depuis le début des années 70, l’âge d’or de cette musique.
S’il a été « éclipsé » par l’arrivée du Zouk dans les années 80 qui est, sans aucun doute, la plus belle réussite musicale antillaise du XXème siècle, puis par d’autres musiques, le Konpa revient avec une nouvelle génération d’artistes haïtiens !
Maintenant, est-ce que ce « nouveau Konpa » a mes préférences ? Non, mais c’est, sans doute, une question de générations !
Pour moi, une chose est certaine, le Konpa des années 70 a été un moment de basculement où, pour la première fois, nos parents ont écouté et aimé la même musique que nous !
L’album « L’Évangile » des Shleu Shleu reste encore aujourd’hui une référence personnelle inoubliable.
Quel est votre plus beau souvenir dans le domaine professionnel ? Que peut-on vous souhaiter, Miguel Octave ?
J’ai un drôle de « défaut » : je n’éprouve pas vraiment de sentiment de nostalgie.
Je vis l’instant, j’essaye d’en tirer la « substantifique moelle » sur le moment et ensuite, c’est rangé dans mes souvenirs. Donc parler de plus beau souvenir n’a pas vraiment de sens pour moi !
J’ai fait un site https://migueloctave.com/, où j’ai essayé de ranger tout mon parcours professionnel mais je n’éprouve pas de sentiments particuliers en l’évoquant.
Toutefois, je garderai un souvenir particulier de la « Coupe du Monde 1998 » où j’étais assistant-réalisateur, au Stade de France et au Parc des Princes.
N’étant pas du tout « fou de foot », j’ai vu progressivement monter cette ferveur dans la capitale et je garderai, en mémoire, la demi-finale France / Croatie, avec les deux buts de Thuram.
Sentir 80 000 personnes réagir ainsi a été un moment d’une intensité incroyable, bien plus fort, à vrai dire, que la finale elle-même ! Mais ce qui m’a le plus marqué, c’est de me retrouver après le match dans Paris, au milieu de milliers de gens en fête !
À cet instant, j’ai vraiment cru exercer l’un des plus beaux métiers du monde !
Avez-vous des projets ? Si oui, quels sont-ils ?
Oui, j’ai des dizaines de projets dans mon ordinateur et dans mon cerveau en ébullition, mais je me retrouve face à un système assez curieux et complexe de validation de projets, entre frilosité, manque d’ambition, absence de moyens et aussi hélas, beaucoup d’intrigues de salons !
Et comme je l’ai dit, plus haut, je ne fréquente pas et ne fonctionne pas selon ce système : je suis toujours surpris de voir comment des projets très moyens sont retenus et subventionnés alors que d’autres sont retoqués, pour d’obscures raisons…
Évidemment, je sais bien qu’on ne voit pas toujours d’un bon œil que nous, Antillais, portions des projets d’envergure : il faudrait que nous nous cantonnions à l’ultramarin folklorique, au « doudouisme ».
Mais, j’ose espérer AUSSI qu’un jour, chez nous, le “Nèg kont Nèg” cèdera enfin la place à un véritable “An nou vansé” : C’est hélas, le quotidien de beaucoup trop de créatifs locaux.
Sonia JEAN-BAPTISTE -EDOUARD