La politique ultramarine française semble aujourd’hui entrer dans une zone de turbulence annonciatrice d’un basculement stratégique majeur. Le gouvernement, à travers des signaux faibles mais convergents, semble vouloir redessiner les contours de sa relation avec les territoires d’outre-mer.
Sans les ultramarins
Le Comité interministériel des Outre-mer (CIOM), prévu le 10 juillet 2025 à Paris, se tiendra sans la présence des élus ultramarins, ce qui en dit long sur la nouvelle orientation que prend l’exécutif. Derrière le choix assumé d’un format restreint se profile une volonté de reprise en main politique, économique, administrative, sécuritaire et budgétaire. Cette absence de dialogue direct avec les représentants des territoires pourrait apparaître comme une entorse aux principes de concertation, mais en fait elle semble surtout révélatrice d’un changement de paradigme ou, à tout le moins, d’une inflexion stratégique qui mérite d’être analysée. Ce changement de ton s’inscrit dans un contexte où la Nouvelle-Calédonie, laboratoire historique d’expérimentations institutionnelles, traverse une crise politique et économique sans précédent. Les chiffres sont accablants : chute du PIB de 10 à 15 % en 2024, destruction de 13 000 emplois salariés, effondrement de la production métallurgique, recul drastique de la consommation, de l’activité bancaire, du tourisme, du BTP et même de l’offre hospitalière. L’émeute sociale s’est ajoutée à un modèle économique déjà fragilisé par une trop forte dépendance au nickel.
Ce marasme économique et cette instabilité politique ont poussé l’exécutif à mettre sur la table une proposition inédite : celle d’un État associé à la France, formule institutionnelle à ce jour inexplorée en droit français. Il ne fait guère de doute que cette tentative de redéfinition des relations entre l’État et un territoire autonome sert de toile de fond à une révision plus large de la stratégie outre-mer.
Un signal clair aux Antilles et à la Guyane
Dès lors, comment ne pas voir dans ce virage calédonien un signal adressé aux autres territoires ultramarins, et notamment aux Antilles et à la Guyane, où les revendications d’autonomie reviennent avec insistance ? La décision d’écarter les élus du prochain CIOM peut être interprétée comme une réponse anticipée à ces aspirations locales : éviter la tribune politique, contourner les discours symboliques, pour ne laisser place qu’aux arbitrages techniques, ministériels et budgétaires.
En somme, il s’agirait plus de négocier des compromis institutionnels sur la base de revendications identitaires, et de rationaliser, dans une logique comptable et gestionnaire, l’intervention de l’État en Outre-mer.
Une recentralisation silencieuse par la technocratie préfectorale ?
Le gouvernement, en se reposant désormais sur les préfets pour élaborer des propositions d’adaptation des politiques publiques locales, semble vouloir court-circuiter les appareils politiques traditionnels. La méthode peut séduire par sa volonté d’efficacité, mais elle pose une question démocratique centrale : l’avenir des territoires peut-il se construire sans leurs représentants ?
Peut-on décider de la stratégie ultramarine depuis Paris, en s’affranchissant des débats locaux, même si ceux-ci sont parfois minés par des postures idéologiques ou des oppositions stériles notamment en Guyane ?
Le retour du “qui paye décide” ?
Derrière la technocratie assumée, se dessine peut-être un retour masqué au principe du “qui paye décide”, vieil adage gaullien qui ressurgit dès lors que les tensions budgétaires deviennent trop fortes. Dans un contexte où les finances publiques sont sous pression et où l’État cherche à rationaliser ses dépenses, les territoires ultramarins apparaissent comme des postes de coûts à mieux contrôler.
Mais ce prisme comptable suffit-il à expliquer le changement en cours ? Ne s’agit-il pas aussi d’un repositionnement politique, dicté par la peur de voir d’autres territoires demander une autonomie que l’exemple calédonien vient brutalement discréditer ?
L’autonomie calédonienne, contre-modèle ou prétexte ?
Car si la Nouvelle-Calédonie bénéficie d’un statut d’autonomie très avancé, presque étatique, elle n’en demeure pas moins très vulnérable, dépendante économiquement, et exposée à une instabilité politique chronique. L’effondrement économique de 2024, exacerbé par les violences, agit comme un repoussoir pour toutes les autres collectivités tentées par une autonomie renforcée qui pourrait à terme déboucher sur l’indépendance.
En cela, la Nouvelle-Calédonie devient un exemple — ou plutôt un contre-exemple.
Une hiérarchie implicite entre expertise et démocratie
Ce retournement de logique stratégique pourrait bien redéfinir durablement le rapport entre la République et ses territoires ultramarins. Dans cette nouvelle configuration, l’État entend reprendre la main, fixer les règles, cadrer les priorités, et dicter les feuilles de route dans le cadre d’une éventuelle évolution statutaire.
Le rôle des élus locaux est renvoyé à plus tard, à une consultation de la population “dans la foulée”, comme l’écrit Manuel Valls, ce qui en dit long sur la hiérarchie implicite entre expertise administrative et volonté démocratique.
Une République recentralisée peut-elle encore convaincre ?
Mais à vouloir contrôler une autonomie depuis Paris, le gouvernement ne risque-t-il pas d’alimenter un ressentiment durable dans les territoires ? Car ce changement de stratégie, s’il n’est pas nommé comme tel, s’il ne s’accompagne pas d’un véritable débat national sur la place des Outre-mer dans la République, pourrait être perçu comme une recentralisation autoritaire, dissimulée derrière une rhétorique d’efficacité.
La question demeure entière : s’agit-il d’un changement de paradigme, fondé sur une nouvelle vision de la relation entre l’État et les territoires ? Ou s’agit-il simplement d’un repli stratégique, dicté par la peur du précédent calédonien et le besoin de reprendre la main sur des revendications jugées trop déstabilisatrices pour la cohésion nationale ?
Un débat fondamental pour l’avenir de la République
Dans l’un ou l’autre cas, ce qui se joue actuellement dépasse de loin le cadre du prochain CIOM. C’est toute la question de l’avenir institutionnel des Outre-mer qui est en suspens.
La France peut-elle encore se permettre de gérer ses territoires éloignés comme des dossiers administratifs ?
Peut-elle continuer à leur imposer des solutions dans un contexte de changement statutaire qu’elle appelle de ses vœux depuis l’ère Sarkozy, sans les associer pleinement aux décisions ? Ou doit-elle, au contraire, accepter l’idée que ces territoires méritent une place spécifique, concertée, dans le fonctionnement de la République ?
Le débat reste ouvert, mais une chose est sûre : le temps de la simple gestion technocratique de l’assimilation inhérente à la départementalisation touche à ses limites.
JM NOL Président du cercle des économistes de la Guadeloupe