Il existe bien un modèle économique antillais
Oui, il existe bien un modèle économique en Guadeloupe et en Martinique, et contrairement à une idée désormais largement relayée dans le débat public, ce modèn’est ni une vue de l’esprit ni une construction idéologique destinée à masquer des responsabilités individuelles ou collectives. Il est le produit historique, politique et institutionnel d’un choix stratégique assumé par l’État français depuis la départementalisation, un choix qui a façonné en profondeur les structures économiques, sociales et mentales des sociétés antillaises. Affirmer qu’il n’existe pas de modèle économique antillais au motif que les règles économiques seraient universelles revient à confondre les lois générales de l’économie avec la manière dont un cadre politique les organise, les oriente et les hiérarchise sur un territoire donné. Or, l’économie réelle ne fonctionne jamais dans l’abstraction : elle est toujours encastrée dans des institutions, des normes, des rapports de pouvoir et des arbitrages politiques.
La départementalisation comme choix fondateur
La Guadeloupe et la Martinique sont certes intégrées à l’économie française et européenne, mais cette intégration ne s’est pas faite de manière neutre. Elle s’est opérée à travers un projet politique précis : celui de la départementalisation, qui visait à stabiliser socialement des territoires marqués par l’héritage de l’esclavage, de la colonisation et des inégalités structurelles, en leur garantissant un niveau de vie, une protection sociale et des services publics comparables à ceux de l’Hexagone. Ce projet a produit un modèle économique fondé sur la dépense publique, la redistribution, la consommation et l’emploi administratif, plutôt que sur la construction d’un appareil productif local autonome, diversifié et compétitif.
Des résultats sociaux réels, des effets pervers durables
Ce modèle a indéniablement produit des résultats. Il a permis l’émergence d’une classe moyenne antillaise, l’élévation du niveau de vie, l’accès massif à l’éducation, à la santé et à la protection sociale, et il a évité des conflits sociaux majeurs dans des sociétés historiquement fragilisées. Mais il a aussi généré des effets pervers durables. En privilégiant la consommation plutôt que la production, la distribution plutôt que la transformation, et la gestion administrative plutôt que l’investissement productif, il a désincité la prise de risque entrepreneuriale, marginalisé la production locale et assigné les économies antillaises à un rôle périphérique de marchés captifs pour les productions extérieures.
Les incitations politiques façonnent les comportements économiques
Dans ce contexte, il est intellectuellement fallacieux de faire porter la responsabilité principale des déséquilibres actuels sur un prétendu manque de volonté ou d’effort des populations locales. Les acteurs économiques se comportent toujours en fonction des incitations et des signaux qui leur sont envoyés. Si l’investissement s’est majoritairement orienté vers la distribution et l’importation, c’est parce que l’État, avec l’assentiment des gouvernances locales, a rendu ces secteurs structurellement plus rentables et moins risqués que la production, l’innovation ou l’exportation.
Un modèle arrivé à ses limites
Ce modèle a longtemps tenu parce qu’il était adossé à un État-providence puissant, à une solidarité nationale expansive et à une capacité d’endettement élevée. Mais ces piliers sont aujourd’hui fragilisés par la crise des finances publiques françaises, l’endettement massif et l’essoufflement du modèle social. À cela s’ajoute la rupture technologique majeure de l’intelligence artificielle, qui bouleverse les marchés du travail et réduit les emplois intermédiaires.
Jeunesse diplômée et fracture sociale
Dans des économies faiblement productives et dépendantes de centres de décision extérieurs, cette mutation agit comme un accélérateur de crise. Les jeunes diplômés se heurtent à un marché du travail incapable d’absorber leurs compétences, alimentant un sentiment de déclassement, de frustration et de défiance envers les institutions.
Le tournant implicite de la stratégie de l’État
C’est dans ce contexte que l’État français engage progressivement une transformation de sa stratégie outre-mer. Conscient des limites du modèle départemental, il cherche à en organiser la sortie partielle sans l’assumer frontalement, transférant davantage de responsabilités aux collectivités locales, dans un cadre où la solidarité nationale devient plus conditionnée.
Autonomie, risque et responsabilité
Ce glissement n’est pas neutre. En incitant à l’autonomie sans garantir un transfert équivalent de moyens financiers, l’État expose les territoires antillais à un choc social potentiellement brutal, notamment pour la classe moyenne, pilier de la stabilité sociale.
Transformer sans sacrifier
La question n’est donc pas de savoir s’il existe un modèle économique antillais, mais dans quelles conditions il doit être transformé. Produire davantage est nécessaire, mais produire sans protéger et autonomiser sans filet de sécurité reviendrait à substituer une dépendance organisée à une dépendance brutale.
Jean-Marie Nol
Économiste et juriste en droit public



