L’une des plus sérieuses entraves à la bonne compréhension du créole est assurément l’influence, consciente ou non, du français sur la façon de le décrire, l’enseigner, l’analyser et, peut-être plus encore, de l’écrire.

            On est en effet trop souvent tenté d’appliquer au créole des schémas de pensée empruntés, directement ou non, au français, à sa grammaire, à son écriture. Aussi accorde-t-on, presque unanimement, comme pour le français, une très grande importance à l’orthographe du créole. C’est ainsi qu’il est d’usage, d’organiser en cette période dictée créole sur dictée créole. Or cet engouement pour l’orthographe du créole ne se justifie ni par son rapport au français, ni, et encore moins, en raison de son économie propre.

Certes l’orthographe mérite, en français, une place éminente. Elle y a d’ailleurs une valeur pédagogique indéniable. En obligeant l’esprit à une analyse du statut, de la fonction et du sens de chaque mot, elle est maîtresse de logique et de rationalité. Elle permet, notamment, de distinguer les mots d’après leur fonction, leur étymologie, leur sens ; elle aide ainsi, par exemple, à distinguer des homonymes, comme ver, vert, vers, vair, verre…, et donc à mieux comprendre les énoncés où ils figurent. Or, tous les efforts des créolisants et créolistes actuels, visent justement à nous démarquer d’une longue tradition de graphie « étymologisante », dont on a des exemples chez ces anciens auteurs qui, en créole, mettaient systématiquement un s (voire un x) au pluriel des noms ou des adjectifs, ou une apostrophe après l dans lékòl, lajan, légliz ! De fait, le choix, en créole, d’une écriture essentiellement phonétique ne permet guère à l’orthographe d’y exercer cette fonction.

Au surplus, l’orthographe française est devenue un marqueur du rang social et de la culture de chacun. C’est ainsi qu’elle s’est imposée comme épreuve reine de l’apprentissage de cette langue, avec pour effet, chez d’anciens élèves, que l’étude d’une langue passe d’abord et nécessairement par l’acquisition et la maîtrise de son orthographe !

Querelles d’école

Malheureusement pour les tenants de la dictée créole, notre « baragouin de nègres » relève d’une tout autre logique qui rend l’orthographe presque sans objet puisque les distinctions dont nous avons fait état n’ont pas ici lieu d’être, ou alors ne peuvent porter que sur des subtilités, voire des futilités.

D’abord, à la différence de plusieurs autres langues, et notamment du français, le créole ne saurait se réclamer d’une longue tradition historique qui en aurait fixé la forme canonique. Tout n’y étant qu’affaire de convention plus ou moins contingente, sinon arbitraire, les épreuves de validation risquent fort de se réduire à des querelles d’école !

La véritable problématique de l’orthographe créole tient essentiellement à quatre points :

  • Phonologique : reconnaissance des phonèmes absents de l’alphabet latin et du clavier dactylographique ; comme dans bo et
  • Alphabétique : choix des signes aptes à noter des sons propres au créole, comme dans kjè, djab, tjèk, qu’on peut aussi bien noter par ky, dy, ty… ou d’autres façons encore.
  • Prosodique : problème de l’extension, ou de la composition des mots, ce que certains illustrent par l’opposition entre « Madanm tèbè a» et « Madanm tèbè-a » !
  • Géographique : unification du système choisi à travers toute la communauté créolophone.

Voie de l’aliénation

Si donc l’orthographe créole ne permet pas, à quelques exceptions près, de remplir les fonctions qu’elle exerce en français (ou dans d’autres langues) il n’apparaît pas nécessaire de lui conférer la même importance. À imiter en cela les Français… et les autres, nous tomberions assurément dans une forme d’aliénation culturelle que, bien souvent, s’appliquent à dénoncer ceux qui, précisément, se font les champions de la dictée créole. Le fait que cette aliénation soit plus subtile et moins immédiatement détectable ne la rend pas moins nocive, au contraire ! Il importe à l’inverse de débarrasser l’étude du créole des relents colonialistes et aliénants qui l’ont si longtemps dénaturé en limitant la place et l’étude de l’orthographe au strict nécessaire pour une bonne compréhension liée à une facilité et une clarté suffisantes en vue de l’écriture et de la lecture.

Il nous appartient donc, à nous créolophones ou « créolophiles », de nous débarrasser des derniers vestiges d’un assimilationnisme encore vivace même s’il reste en grande partie inconscient. Après quoi, il nous faudra, à la lumière d’une meilleure perception de ce sujet, prendre toute la mesure de ce problème et faire les efforts propres à mettre au point un système logique, cohérent, facile à assimiler et, surtout, à uniformiser l’écriture de cette langue. Mais, et c’est là tout l’enjeu de l’entreprise, nous ne pourrons le faire qu’à partir de nos propres analyses et réflexions, non à partir de l’expérience, de la pensée ou de la pratique de tiers, si prestigieux soient-ils.

Ce n’est qu’à cette condition que le travail de recherche sur le créole et sa graphie sera utile, fructueux et porteur d’espoir.

Clément RELOUZAT

 

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