[BLOG You Will Never Hate Alone] De nos jours, pour ne pas froisser les victimes d’actes ignominieux, on voudrait réduire au silence l’humour et ceux qui en usent.


Le rire est salvateur, le rire est guérisseur. | Bernard Hermant  via Unsplash


Peu de choses m’énervent autant que la bêtise quand elle se pare des atours de la morale. Autant dire que je m’énerve beaucoup par les temps qui courent. C’est que nous vivons à une époque où les gens s’ennuient tellement dans leurs vies qu’il leur faut absolument s’inventer des causes à défendre. De nos jours, on ne réfléchit pas, on s’indigne. De tout et de rien. Avec l’intransigeance de celui qui se sait être du bon côté des choses –de la morale donc– on s’en va livrer à la vindicte populaire l’auteur qui d’un tweet, d’un dessin, d’un article, d’un livre, aurait eu l’outrecuidance de rire aux dépens de ceux qu’on désigne généralement du nom de victimes.

La dernière victime (!) de ces nouveaux fanatiques se nomme Xavier Gorce. L’autre jour, il a eu le malheur de publier un dessin où un pingouin se faisait fort de poser cette question à un autre pingouin (le pingouin est bavard): «Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste?» Que n’avait-il écrit et dessiné!

Comment avait-il seulement osé se moquer des victimes de l’inceste? De quelle sorte de maladie mentale il souffrait pour tourner en dérision un comportement qui fait des milliers de victimes chaque année? En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, son cas avait été tranché par la vox populi: coupable, il devait soit prendre le chemin de l’exil, soit se taire à tout jamais. En d’autres termes, il n’appartenait plus à la communauté des hommes.

 

À lire les commentaires des uns et des autres, il était tout aussi coupable que si lui-même s’était livré à des attouchements sur ses propres enfants. Malheur des temps où l’on confond tout avec tout. Où au nom de je ne sais quelle délicatesse de l’âme –vaste concept fourre-tout qui ressemble à la plus sectaire des catéchèses– on se permet des attitudes qui sont celles de miliciens défroqués, de commissaires politiques prompts à accorder bons et mauvais points dans une outrance du langage si grotesque qu’elle finit par desservir la cause qu’elle prétend défendre.

La question n’est pas de savoir si ce dessin est drôle ou pas, mais bien plus s’il possède un quelconque caractère offensant vis-à-vis des victimes de l’inceste. Celui qui prétend que oui est soit un crétin qui s’ignore, soit il a décidé que l’inceste comme la pédophilie ou le racisme étant des comportements trop graves pour être pris à la légère, quiconque en parlerait sans souligner leur caractère gravissime, celui-là serait une ordure qu’on ferait mieux d’exterminer.

L’acte étant en lui-même d’une gravité sans nom, il convient de le traiter avec une gravité pareille. Aucune légèreté d’aucune sorte ne saurait être tolérée. Il faut dire les choses lourdement, pesamment, avec suffisamment de pathos pour que la victime sente à quel point on se tient à ses côtés, dans son camp, tout proche d’elle. À la victime qu’on prétend défendre, on va même jusqu’à lui refuser le droit de rire de son propre malheur. L’autodérision serait vue comme la pire des offenses, une faute de goût qui irait à l’encontre de la morale ambiante et serait considérée comme un manque de respect vis-à-vis de la souffrance d’autrui.

Il est à noter que désormais, en cherchant bien, tout le monde a été un jour ou l’autre une victime. C’est ainsi que j’ai récemment appris qu’en tant que juif, j’étais moi aussi une victime. J’en ai été tout aussi honoré que surpris. À en écouter certains parler de ma condition de juif, j’ai l’impression d’avoir été libéré pas plus tard qu’hier d’un camp d’extermination, un constat qui me vaut d’être l’objet de leur part de toutes sortes de sollicitudes quand ils ne s’apitoient pas à chaudes larmes sur ma destinée.

 

Ces gens qui prennent ma défense sans que je ne leur ai rien demandé, savent-ils seulement que bien souvent les déportés riaient d’eux-mêmes quand ils se retrouvaient entre eux dans le dénuement de leurs baraquements? Ont-ils seulement conscience que c’est grâce au rire et à l’autodérision qu’un certain nombre ont pu survivre à l’enfer concentrationnaire? Que de rire de soi, en toutes circonstances, et des malheurs qui vous affligent, demeure à ce jour la meilleure arme pour triompher des maux qui vous accablent? Le rire est invincible. Et parmi tous ces rires, celui qui s’exerce à ses propres dépens incarne la puissance de l’esprit capable de transcender sa propre souffrance afin de s’en faire une alliée. Un tremplin pour mieux rebondir et aller de l’avant.

Le rire est salvateur, le rire est guérisseur, le rire est carnivore. Les procureurs d’aujourd’hui qui voudraient le bannir de nos sociétés seraient bien inspirés d’y réfléchir à deux fois: un monde sans humour serait invivable.

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