Le contexte : budget en baisse, renationalisation et tensions
Ils ont réussi à préserver les apparences. En octobre dernier, les ministres de l’Agriculture des 27 ont en effet convenu d’un budget de 386 milliards d’euros pour la PAC 2023-2027, soit un montant a priori comparable au précédent. En euros constants cependant, la baisse est réelle, de l’ordre de 40 milliards soit plus de 10 %. Le Brexit est passé par là, de même que les désaccords entre États sur l’importance à accorder à la PAC ainsi que, probablement, une dynamique souterraine de délitement du projet européen.
Cette dernière hypothèse est confortée par l’importance désormais accordée à l’élaboration par chaque État d’un Plan Stratégique National (PSN) : si ces Plans doivent recevoir l’aval de Bruxelles, ils traduisent selon l’avis général un processus de renationalisation de la PAC, dont ils représentent autant de déclinaisons nationales. La principale — sinon la seule — politique européenne intégrée perd donc une large part de sa dimension communautaire, même si le principe du cofinancement proposé en 2017 par la commission — et qui avait suscité l’intérêt de Berlin — n’a pas été accepté. Bruxelles proposait alors que les États membres assument à leur niveau une partie du financement de la PAC, prenant bizarrement le risque d’engager une dynamique de dislocation accélérée. Paris s’y est opposé avec fermeté, au nom de l’idéal européen et en tant que premier bénéficiaire de cette politique commune.
L’élaboration de la nouvelle PAC s’étend donc sur plusieurs années et chemine dans la douleur de négociations souvent houleuses, impliquant de nombreux acteurs d’importances inégales : les États au premier chef, puis les instances communautaires, les syndicats agricoles, les ONG et les groupes de pression divers et variés. Les négociations entre États qui ont abouti au compromis d’octobre dernier ont été marquées par l’opposition des pays de l’Europe médiane, de l’Autriche, de la Grèce et du Portugal au principe même des écorégimes qui constituent une des grandes nouveautés de la PAC.
20 % des aides directes perçues par les agriculteurs doivent désormais être conditionnées à la mise en œuvre, au sein de leurs exploitations, des nouveaux objectifs environnementaux définis au sein de ces écorégimes. Tous les États critiques se retrouvaient pour en dénoncer le principe au motif qu’il représentait une contrainte environnementale impossible à faire assumer à des agriculteurs financièrement précaires, ou que les efforts fournis par ailleurs dans ce domaine étaient déjà substantiels. Ils ont obtenu quelques marges de manœuvre dans son application.
Une fois l’accord obtenu entre les États, c’est dans le cadre du « trilogue » regroupant la commission, les représentants des États (conseil des ministres ou conseil européen) et le parlement que les débats se sont poursuivis, jusqu’à leur suspension il y a quelques jours, le 28 mai, en raison d’une opposition frontale du parlement à l’accord d’octobre dernier. Les eurodéputés dénoncent le manque d’ambition verte des États ; ils souhaitent porter à 30 % le montant des aides directes relevant des écorégimes, exigent que les subventions allouées dans ce cadre soient strictement contrôlées par l’UE et que leurs objectifs s’alignent sur les grands projets environnementaux portés par les instances européennes (Pacte vert, projet « De la ferme à la fourchette », etc.).
Pour le parlement européen, l’objectif est double : en diffusant une lecture binaire opposant des États irresponsables et une assemblée vertueuse, il se donne les moyens de faire parler de lui positivement et à peu de frais. Plus profondément, les eurodéputés, très inquiets du reflux de l’idéologie européiste, ont aussi l’ambition de le contrer, bandant leurs maigres forces pour maintenir la PAC au plus haut niveau d’intégration communautaire possible. Parviendront-ils à limiter la fragmentation nationale en cours alors que celle-ci a été entérinée par les États ? Verdict dans les prochaines semaines.
Transition agro-écologique ou verdissement de façade ?
L’ambition environnementale ne naît pas à l’occasion de cette nouvelle PAC. De nombreux dispositifs issus des périodes précédentes démontrent la prise de conscience déjà ancienne de cet enjeu capital de la part des pouvoirs publics et des agriculteurs. À titre d’exemples, les MAEC (mesures agricoles et environnementales) nées en 2007 ont été renforcées en 2015. L’accès à l’ensemble des aides directes de la PAC suppose le respect par les exploitants des BCAE (Bonnes Conditions Agro-Environnementales) auxquels s’ajouteront désormais les critères du « verdissement » (rotation des cultures, maintien de prairies permanentes…) qui étaient jusque-là optionnels.
À ces dispositifs déjà existants, confortés et élargis, s’ajoutent les éco-régimes. Si chaque État a l’obligation de mettre en œuvre le sien, rien n’oblige les agriculteurs à y adhérer. Il s’agit ici d’inciter ces derniers à s’engager plus loin encore dans la transition agro-écologique, en activant le principe des paiements pour service environnementaux, « conçus pour rémunérer les agriculteurs au-delà du surcoût qu’implique l’adoption de pratiques plus vertueuses ».
En complément de ces dispositifs, les autorités françaises annoncent une augmentation substantielle des aides accordées à l’agriculture biologique : leur montant devrait atteindre 1,7 milliard d’euros sur la période 2023-2027, 30 % de plusqu’au cours de la période précédente.
Toutes ces évolutions demeurent cependant grandement insuffisantes pour les partisans d’une transition agro-écologique rapide et massive au nom de l’urgence environnementale. Ils dénoncent dans les nouveaux dispositifs le règne de l’immobilisme sous l’apparence du changement, s’appuyant sur les déclarations mêmes du ministre français de l’Agriculture pour démontrer la pertinence de leur jugement : celui-ci a en effet admis que 70 % des agriculteurs n’auraient pas à modifier leur pratique pour accéder aux aides directes concernées par les éco-régimes.
Les choix gouvernementaux à propos de l’agriculture biologique suscitent également nombre de critiques, indépendamment des budgets alloués, puisqu’il a été décidé que l’essentiel des aides financières irait désormais à ceux qui se convertissent au bio au détriment de ceux qui l’ont adopté de longue date. La FNAB (Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique) craint une perte importante pour les exploitants lésés par cette réforme, leurs aides risquant de passer de 220 à 70 euros par hectare. La FNAB évoque même le risque de « déconversion » par endroits alors que le ministre a reconnu que l’objectif de 15 % des terres cultivées en bio en 2022 ne serait pas tenu.
Enfin, l’échec du plan « Ecophyto » illustre également, selon certains, l’inertie des pouvoirs publics et le conservatisme d’une partie du monde paysan face aux défis environnementaux. Initié en 2008, à la suite du « Grenelle de l’environnement », Ecophyto devait aboutir 10 ans plus tard à une diminution de 50 % de l’emploi des pesticides (ou « produits phytosanitaires ») à l’échelle nationale. Or, en 2018, l’usage de ces produits avait augmenté de 22 %, en dépit des résultats prometteurs obtenus dans les fermes du réseau « Déphy » qui parviennent à associer rendements élevés et diminution réelle des quantités de pesticides utilisés.
L’environnement, un défi parmi d’autres pour l’agriculture française
S’il est indispensable que la PAC intègre le plus grand nombre possible d’objectifs environnementaux, il faut garder à l’esprit, cependant, que ses raisons d’être sont multiples et qu’il est très compliqué de les associer de façon cohérente.
En sus des questions écologiques, la PAC doit en effet assurer un niveau de vie décent aux agriculteurs, garantir aux consommateurs l’accès à des produits alimentaires de qualité au moindre coût possible, perpétuer la contribution positive de l’agriculture à la balance commerciale de la France. Autant de finalités à l’origine de bien des contradictions.
A titre d’exemple, l’agriculture productiviste, décriée par beaucoup pour son impact négatif sur l’environnement, est en même temps la seule à disposer de rendements et d’une productivité permettant aux ménages les plus modestes de se nourrir, et à la France d’exporter une partie de son blé vers les pays qui en besoin (Égypte, Algérie, etc.) ;
L’agriculture biologique, formidable à bien des égards, est grevée par des rendements limités qui, en association avec des coûts de production importants dus à sa forte (et incompressible) intensité de main-d’œuvre, interdisent à ce stade sa généralisation. Le modèle « bio » ne se révèle viable en effet que dans la limite des 25 ou 30 % de ménages aisés en mesure de payer un produit 25 ou 50 % plus cher au motif qu’il est étiqueté « AB ». Elle est en outre fortement consommatrice d’espace et pose parfois des problèmes sanitaires d’ordre… biologique.
Dernier exemple, le cadre macro-économique dans lequel évolue l’agriculture française. Aux premiers temps de la PAC, dans les années 1960-1970, le système des prix garantis incitait les agriculteurs à entreprendre de lourds investissements pour s’équiper en machines. A partir des années 1980, c’est un autre cadre, dérégulé celui-là, qui s’est mis en place, avec la fin des prix garantis, la création du marché unique au sein de l’UE, l’extension de cette dernière à l’Europe médiane, la signature d’accord de libre-échange avec le reste du monde.
Tout ceci a livré les agriculteurs au marché et à la volatilité des prix qui le caractérise. Il est difficile, dans ces conditions, de leur demander d’investir lourdement en faveur de la transition agro-écologique et personne, bien sûr, au sein des sphères dirigeantes, ne songe à remettre en cause radicalement ces glorieux acquis de la construction européenne qui génèrent tant de difficultés pour les agriculteurs.
C’est à la lumière de ces contradictions et de ces difficultés qu’il faut juger le plan stratégique français récemment exposé par le ministère de l’Agriculture.
Plusieurs priorités sont affichées.
Il s’agit d’abord de « consolider » les revenus agricoles en maintenant ou en renforçant certaines aides. Les « paiements distributifs » par exemple sont maintenus. Ils permettent aux exploitations d’une taille inférieure à la moyenne (52 ha) de bénéficier d’un soutien spécifique pour les productions à forte valeur ajoutée ou génératrice d’emplois. Autre exemple, l’enveloppe des ICHN (Indemnités Compensatoires de Handicap Naturel) est également maintenue à 1,1 milliard d’euros par an grâce à un soutien direct de l’État à hauteur de 108 millions (le principe du cofinancement, on le voit ici, revient par la petite porte).
Il s’agit aussi d’œuvrer à la « compétitivité » de l’agriculture française, alors que notre pays semble s’acheminer inexorablement vers ses premiers déficits agroalimentaires dans les échanges commerciaux avec l’extérieur. Il s’agit enfin de renforcer la souveraineté alimentaire de la France, en diminuant la dépendance aux importations de protéines végétales (soja sud-américain) destinées à l’élevage (soja sud-américain), ce qui suppose d’en développer la production nationale. Les aides destinées à ces productions passeront donc de 2 à 4 % des dépenses liées à la PAC.
Autant d’objectifs louables, donc, qui ont évidemment été accueillis de manière diverse au sein même du monde paysan : si la FNSEA se réjouit des « orientations pertinentes » prises par la PAC, si la coordination rurale estime que « les choix faits sont satisfaisants », la Confédération Paysanne dénonce un « renoncement », estimant notamment que le ministère ne soutient pas suffisamment les petites exploitations.
Il faut voir, dans ces réactions contradictoires, l’extrême diversité du monde paysan et les fractures qui le traversent. Dans le seul domaine de l’élevage, par exemple, qu’y a-t-il de commun entre l’aviculture industrielle de la France de l’Ouest et l’agro-pastoralisme ovin des Pyrénées ou de Haute-Provence ? Si le second à la sympathie des consommateurs avisés, c’est le premier qui nourrit au quotidien la masse des Français. Leurs intérêts, parfois divergents, sont aussi ceux du pays pris dans son ensemble. Il serait excessif de laisser les partisans d’un productivisme effréné imposer leur volonté au ministère de l’Agriculture, mais il le serait également de céder en tous points aux chantres de la radicalité verte.
Dans l’immédiat, la mise en œuvre de la PAC 2023-2027 promet des débats passionnants et houleux. Les citoyens pourront se les approprier d’autant plus aisément qu’ils auront lieu à l’échelle nationale, une échelle sans doute vouée à gagner en importance au-delà de 2027, compte tenu de la tendance au délitement qui affecte aujourd’hui l’UE. Cela rendra possible l’émergence de nouvelles propositions : face à la concurrence étrangère qui tire les salaires vers le bas, entrave le développement du bio et incite au gigantisme, la question du protectionnisme mériterait sans doute d’être posée. La Suisse, qui en a fait le choix, ne semble pas le regretter. Pourquoi pas la France ?