“Coronavirus, faire face à l’urgence et passer à une autre phase”

André Lucrèce, Louis-Félix Ozier-Lafontaine, Sociologues

Nos observations et réflexions nous conduisent à penser que nous sommes passés aujourd’hui à une autre phase de l’épidémie qui affecte notre peuple. Les contaminations au coronavirus ne sont plus exogènes, c’est-à-dire contractées par des personnes venues de l’extérieur (touristes, croisiéristes, visiteurs occasionnels). Aujourd’hui, avec le développement du virus dans notre pays, elles sont endogènes : ce sont des Martiniquais qui contaminent d’autres martiniquais. Le virus Covid-19 est extrêmement contagieux et la contamination gagne chaque jour du terrain dans notre pays.

Ce qui se vit dans la phase dans laquelle nous sommes dorénavant, c’est le danger d’un nombre massif de contaminations et en conséquence un nombre important de décès concernant notre peuple. On doit donc comprendre que le confinement n’est pas une punition, mais un moyen de protection. C’est une question de vie ou de mort dans un contexte sanitaire déjà éprouvé par les empoisonnements massifs, notamment par le chlordécone. 

Que chacun en prenne conscience : l’illusion de pérennité ne garantit en rien la survie. Partout, le caractère inédit et cruel de cette crise sanitaire, ainsi que leurs conséquences sur la vie quotidienne posent individuellement et collectivement de multiples problèmes idéologiques et philosophiques. Il n’est pas encore l’heure de les traiter. Le moment impose la concentration sur nous-mêmes pour combattre cette pandémie.

Nous devons désormais, en conséquence, faire face plutôt à l’urgence grâce aux conditions que nous exposons ici.

  • D’abord, il faut que l’Etat français assume ses responsabilités en renforçant les structures de santé et en mettant à la disposition des soignants les outils nécessaires : les respirateurs, les tests, les masques, les blouses et tous autres éléments protecteurs. Ceci est d’autant plus impératif que cette crise sanitaire survient dans une période de dénuement insensée subie depuis des années par les structures hospitalières martiniquaises. La demande, qui aujourd’hui se fait pressante dans les hôpitaux, est parfaitement compréhensible et elle doit être impérativement satisfaite.
  • L’Etat français doit aussi veiller à fournir aux médecins, aux pharmaciens, aux infirmiers libéraux des villes et de communes des éléments de protection. Nous savons que plusieurs médecins sont d’ores et déjà contaminés par le virus, et que d’autres ont fermé leur cabinet à cause des risques sanitaires et du défaut de protection dont ils sont victimes.
  • Il est par ailleurs nécessaire que l’Etat français intègre dans sa stratégie sanitaire notre réalité caribéenne. Il faut qu’il sache que depuis très longtemps nous avons des rapports fraternels avec les Cubains notamment dans le domaine de l’expertise médicale. Par ailleurs, le gouvernement cubain propose aujourd’hui à l’Association des Etats de la Caraïbe (AEC) de partager les expériences et les savoirs pour combattre l’épidémie du coronavirus Covid-19, et d’inviter les Etats-Unis et le Canada à cet échange qui se ferait par le canal numérique. Il faut donc faire en sorte que puissions bénéficier de ce travail en commun.
  • Au-delà de toutes ces initiatives, il nous faut exercer notre lucidité vis-à-vis de nous-mêmes. La majorité des Martiniquais respectent le principe du confinement et des gestes barrières qui protègent de la contamination. Mais trop de personnes ne se conforment pas à ces obligations. Nous rappelons ici, qu’alors que les télévisions et radios faisaient état des contaminations massives lors des différentes croisières en janvier et février, environ 200 martiniquais se plaignaient pourtant de ne pas pouvoir partir en croisière.
  • De toute évidence un effort de communication adaptée et une pédagogie ajustée aux Martiniquais doivent pouvoir répondre à ceux qui persistent dans le déni. Certains n’ont pas compris qu’il existe une proportion non négligeable de personnes contaminées mais asymptomatiques que les spécialistes évaluent à au moins 50% de l’ensemble des individus contaminés. Ce mot même – « asymptomatique » – est pour beaucoup incompréhensible. Une communication conforme à notre culture, y compris créolisée, doit donc être mise en œuvre. Elle doit faire comprendre à ceux qui considère ce virus avec légèreté que, comme le dit un proverbe asiatique, « la fiancée de la mort est la vie ».
  • Dans la phase actuelle, l’efficacité ne s’obtiendra que dans une nouvelle rationalité dans les manières de penser et de faire. A l’inverse des postures de divisions et de prestance habituelles : unité et détermination, reconnaissance et gratitude à tous ceux, quel que soit leur rang social, qui continuent d’assumer leurs fonctions professionnelles, mais aussi innovation et inventivité pour saisir et annihiler les dommages qu’elle génère.
  • Une nouvelle organisation s’impose : pour la partie « soins critiques de réanimation », les moyens du CHUM de la Meynard, risquent d’être dépassés très vite. D’où la nécessité d’aménager très vite un vrai pôle constitué du CHUM, élargi aux moyens de la clinique St Paul auxquels seraient ajoutés ceux récupérés en urgence de l’ex-clinique Ste Marie.
  • La territorialisation du dispositif et de la stratégie de la santé s’avère indispensable et urgente, avec des unités de soins avancées dans les hôpitaux de St Pierre-Carbet, de Trinité, du Marin qui serait complétées par des postes exceptionnellement créés. Le tout sous le commandement médical unique de l’équipe soignante du pôle du CHUM de la Meynard et avec le bénéfice immédiat des équipements en matériels, protections, outillages et médicaments dignes des enjeux.

Quant à l’appel aux professionnels cubains, dans un contexte socio-sanitaire aussi tendu, les martiniquais trouvent insupportables les tergiversations inspirées par les susceptibilités corporatistes ou diplomatiques.

Sauf à ce que l’on prenne le risque que cette action soit un « acte social manqué » de plus, la venue de ces professionnels doit être rigoureusement pensée, comme une vraie action de coopération de renfort, comme un appui d’envergure à une organisation de soins préexistante. Celle-ci est certes déficitaire en ressources et en moyens, mais elle est moderne et de haut niveau en compétences humaines et en engagement professionnel. La coopération de renfort exige une série de précautions éthiques, scientifiques, techniques et matérielles qui sont généralement requises pour garantir sa réussite.

  • Il conviendrait donc que ces professionnels cubains puissent être en nombre suffisant pour être déployés et intégrés à la fois dans le pôle central du CHUM élargi et dans les unités de soins territorialisées. L’heure est suffisamment grave pour que les responsables aient une approche très concrète de la démocratie sanitaire : l’intérêt général, passe par la participation du plus grand nombre. Celle-ci doit assurer l’implication réelle, sur chacun des sites concernés, des instances représentatives des personnels. 

Seule l’intelligence collective peut nous épargner le pire. Le défi c’est qu’un tel virus ne tolère aucune carence, aucune erreur stratégique, aucun faux-semblant, aucun relâchement qui nous serait fatal. 

  

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