Le bois est notre parent. Il peut nous orienter dans notre pensée, dans notre communication, dans notre éducation et dans notre politique, explique l’architecte dans une tribune au « Monde ».

Tribune. François Hallé, botaniste et concepteur de la splendide exposition « Nous les arbres » à la Fondation Cartier, et Michel Druilhe, président de [l’Interprofession nationale de la filière forêt-bois] France bois forêts, chef de file des exploitants, se querellent sans se nommer, le premier à l’occasion de tribunes dans Le Monde, la plus récente datant du 21 mars, le second dans Les Echos, notamment dans un texte du 4 décembre 2020.

Sans citer le nom de Francis Hallé, Michel Druilhe fustige les avis d’un « biologiste botaniste » opposé à l’exploitation des forêts à des fins de profit. Il prône (sans donner de chiffres) leur « exploitation raisonnée et raisonnable », à condition qu’elles soient « plantées et récoltées avec méthode ». Francis Hallé souhaite réserver l’exploitation à des « plantations monospécifiques », laissant la « vraie forêt » en libre évolution.

Un signe de progrès écologique

Architecte engagé dans la construction en bois, j’entends ces deux voix dans deux oreilles opposées. Familier de leurs mondes respectifs, c’est comme si je me promenais avec un livre de biophilosophie dans une main – La Vie des plantes, (Payot & Rivages, 2016) du philosophe italien Emanuele Coccia, par exemple –, et une hache dans l’autre, pour décider de mes actions professionnelles. Dans le jargon psychologique anglo-saxon, il paraît que je suis « conflicted ».

Nous devrions construire davantage en bois – captant ainsi le CO2 – et diminuer la part de la production forestière qui part en fumée ou en pâte à papier

Ce conflit Hallé/Druihle risque de dévier notre attention de problèmes plus importants. Si nous nous inquiétons de la provenance des mille chênes multicentenaires voués à être sacrifiés pour reconstruire la charpente de Notre-Dame, c’est un signe de progrès écologique : personne n’a pleuré auparavant pour les plages détruites et les milliers de barils de pétrole brûlés pour faire le béton du Parc des Princes, par exemple. Ni pour les bâtiments fantômes en bois – tel un cocon d’insecte – qui donnent forme à tout édifice coulé en béton.

Nous devrions construire davantage en bois – captant ainsi le CO2 – et diminuer la part, 62 %, d’après la FAO [Food and Agriculture Organization], de la production forestière qui part en fumée ou en pâte à papier. D’après Emanuele Coccia, « la nature se dévore en permanence ». Nous devons tous manger, mais sans nous goinfrer. Et manger bien, tout en sachant où on met les pieds

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La philosophie contemporaine a détourné son regard du nombril identitaire pour le diriger sur ces humbles pieds, et – plus spécifiquement – sur le fragile plancher du vivant sur lequel ils marchent. Bruno Latour a livré successivement deux ouvrages qui posent la question « où ? » dans leurs titres : Où atterrir ? (La Découverte, 2017) et Où suis-je ? (Empêcheurs de penser rond, 2021). Il s’interroge : d’où dois-je ma subsistance ? Que constitue mon sol ? Si les arbres qui font ce sol – et qui en vivent – nous alimentent en oxygène et nous fournissent de quoi nous abriter, ils sont, du coup, des êtres primordialement politiques.

Plus fort et moins cher que l’acier

Les planter et récolter « avec méthode » va donc sensiblement au-delà des questions agriculturales et financières. En même temps, il faut décider « où », dans quel sol, mettre toute « plantation » souhaitée par Hallé pour sauver la « vraie forêt ».

Autour de mon village en Bourgogne, les douglas plantés en rangées n’invitent pas au passage : ni de moi, ni de la faune, ni d’autres plantes ; et il sera ainsi pendant leur maturation économique et biologique d’une durée d’au moins cinquante ans. Nous pouvons faire mieux : vivre bien avec les arbres, accepter leur aide : par exemple, dans des conditions novatrices pour nous (mais ancestrales en Afrique) comme l’agroforesterie, favorisant la fraîcheur, le maintien des sols et la variété de production.

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Le bois est notre parent. Il peut nous orienter dans notre pensée, dans notre communication, dans notre éducation et dans notre politique. Prêtons-y attention. Née d’une volonté de défier – un peu comme nous – l’horizontal terrestre, la structure cellulaire du bois s’érige vers le soleil par la raideur de colonnes de cellules imprégnées en lignine. C’est cette simplicité et cette légèreté qui lui confèrent ses qualités utiles pour nous.

Sa faible densité sollicite les techniques de l’industrie automobile. Quatre fois plus léger que le béton, il se prête à des constructions de modules de vie complets en préfabrication robotique millimétrique, capables de voyager par camion jusqu’à leurs emplacements dans un bâtiment. Collé en lamelles, le hêtre s’avère plus fort à poids équivalent – et moins cher – que l’acier pour faire d’élégantes poutres à treillis.

Folie des marchés

Ces robots ne travaillent jamais seuls. La mise en œuvre du bois ou plutôt « des » bois – des centaines d’espèces avec des caractéristiques uniques – exige une forte compréhension humaine. Cela s’apprend, lentement, et requiert un effort d’organisation (en France nous avons du retard). Le bois aplatit les rapports professionnels, les architectes, ingénieurs et constructeurs devant travailler en symbiose et en superposition plutôt qu’en confrontation. Les arbres nous instruisent en matière de communication et d’entente.

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Michel Druilhe représente les arbres français, mais je pense que les arbres – hélas pour lui – se fichent des frontières. Si je veux un bois pouvant résister longtemps en façade, il vaut mieux m’orienter vers les sols du nord avec leurs mélèzes à croissance lente et à chair dense. Si je veux un bois de cyprès Hinoki, exceptionnellement dur et droit, j’en trouverai au Japon car ces arbres y ont été plantés – trop serrés – dans l’angoisse suivant la seconde guerre mondiale. Les arbres n’ont pas de pays, mais ils sont sensibles à nos actions.

Francis Hallé souhaite une stabilisation du prix du bois, afin qu’il ne devienne pas « un produit de luxe ». Or, le bois a gagné 112 % en un an aux Etats-Unis, en partie en raison de forts investissements « green » par les géants de la tech. La folie des marchés peut faire résonner les tronçonneuses.

Dans l’immense roman L’Arbre monde (Cherche Midi, 2018) Richard Powers raconte comment la finance, dans les années 1990, avait signé l’arrêt de mort de la forêt primordiale sur la côte ouest des Etats-Unis. Je lui ai un jour demandé – non sans trépidation – s’il acceptait le bois dans le bâtiment. « Ça ne me contrarie pas, me dit-il avec un léger sourire, à condition que ce que vous faites soit aussi miraculeux que l’être qui vous le permet. »

Andrew Todd est architecte, notamment du Théâtre Elisabéthain du Château d’Hardelot (prix 2018 du meilleur bâtiment en bois dans le monde) ; il conseille la Nordic Construction Company pour sa transition vers la construction bois.

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