Franceinfo a interrogé des chercheurs sur la signification de ces mots, qui résonnent dans l’actualité de ces dernières semaines.

Pourquoi parler de “race” ? Pourquoi souligner que “les vies noires comptent” (“Black lives matter”) ? Depuis la mort de George Floyd aux Etats-Unis, et la vague de manifestations qui a déferlé dans le monde pour dénoncer le racisme et les violences policières, de nombreux mots et expressions ont été employés par des personnalités ou des chercheurs pour parler du racisme.

Certains termes sont utilisés depuis longtemps dans les sciences sociales et font partie du langage courant dans les pays anglo-saxons. En France, leur emploi fait toujours débat. Franceinfo a interrogé Eric Fassin et Maxime Cervulle, respectivement professeur et maître de conférence à l’université Paris 8, spécialisés sur les questions de racisme. Ils expliquent le sens de ces expressions.

“Race”

Des manifestantes portent des pancartes pour dénoncer le racisme à Rome (Italie), le 7 juin 2020.
Des manifestantes portent des pancartes pour dénoncer le racisme à Rome (Italie), le 7 juin 2020. (MONDADORI PORTFOLIO / MONDADORI PORTFOLIO EDITORIAL)

Sur cette photo prise lors d’une manifestation à Rome, la personne de gauche porte une pancarte affichant le mot “race” en anglais. En France, ce terme provoque de nombreuses crispations, notamment en raison de la tradition républicaine et universaliste, qui ne distingue ni “race” ni “origine”. “On a longtemps refusé d’utiliser le mot ‘race’ en France en considérant qu’il était forcément raciste. Aujourd’hui, il y a un retour [de l’emploi] de ce mot par certains militants antiracistes et certains chercheurs”, contextualise Eric Fassin.

Le chercheur distingue l’usage de ce mot en fonction de ceux qui l’emploient. Dans le discours raciste, “on parle ‘des races’ au pluriel : la ‘race aryenne’, la ‘race blanche’, etc, mais pour les militants et chercheurs, ce n’est pas ‘les races’, mais ‘la race’.” 

La ‘race’ est un mécanisme social qui assigne des gens à des places différentes et hiérarchisées.

Eric Fassin, chercheur

à franceinfo

“La notion de race n’a bien entendu aucune valeur sur le plan biologique”, ajoute Maxime Cervulle. Après avoir été employée pour classifier des groupes humains au XVIIe siècle, “l’idée d’une supposée race biologique a été abandonnée à partir des années 1950”.“Cependant, les siècles au cours desquels les discours scientifiques, mais aussi culturels et politiques, ont contribué à instiller l’idée qu’il existerait des différences incommensurables entre divers groupes humains ont laissé des traces profondes”. Pour le chercheur, les stéréotypes associés à la couleur de peau sont toujours actifs. “Ils peuvent avantager ou désavantager dans l’accès à l’emploi, à un logement ou à un traitement équitable par une administration.”

“Black lives matter” ou “Les vies des Noirs comptent”

Une femme et sa fille portent une pancarte \"Black lives matter\", lors d\'un rassemblement à Amsterdam (Pays-Bas), le 10 juin 2020.
Une femme et sa fille portent une pancarte “Black lives matter”, lors d’un rassemblement à Amsterdam (Pays-Bas), le 10 juin 2020. (ROMY FERNANDEZ/SIPA USA/SIPA)

Le slogan #Blacklivesmatter est apparu pour la première fois aux Etats-Unis après la mort de Trayvon Martin, un adolescent noir, non armé, tué par un vigile en 2012. Le jour de l’acquittement de l’accusé, la militante afro-américaine Alicia Garza a publié sur Facebook : “Noirs. Je vous aime. Je nous aime. Nos vies comptent, les vies noires comptent”, raconte Le Parisien. Le mot-dièse a ensuite été repris sur les réseaux sociaux par des militants antiracistes et est devenu un slogan et mouvement politique pour dénoncer les violences policières et le racisme.

“Ce slogan manifeste la vitalité de ceux dont la vie est sous l’emprise de la mort, parce qu’ils vivent dans la crainte d’être tués arbitrairement”, explique Maxime Cervulle. “Mais aussi parce que leur vie est peuplée de morts : les proches, les voisins, les connaissances que le racisme a fini par étouffer.” Dans le débat public, certaines personnes peuvent rétorquer que “toutes les vies se valent” et pas seulement celles des Noirs, mais ce parallèle pose question.

Dire ‘Toutes les vies se valent’, c’est entretenir le déni vis-à-vis des formes de déshumanisation que vivent particulièrement les personnes noires.

Maxime Cervulle, chercheur

à franceinfo

Le sociologue Eric Fassin y voit un parallèle avec les expressions “Gay pride” ou “Marche des fiertés”. “Bien sûr que tout le monde peut être fier, mais pourquoi y a-t-il besoin de le dire pour les personnes homosexuelles, bisexuelles, intersexes ou trans ? Tout simplement parce que cette fierté leur est déniée, complète-t-il. La réalité, ce n’est pas qu’il faudrait être fier d’être homosexuel, mais c’est qu’il y en a assez de ne pas l’être. La réalité, ce n’est pas que la vie des Noirs compte, c’est qu’elle devrait compter aussi (…). Parce que malheureusement, elle ne compte pas beaucoup pour la police, la justice, la société.”

Le “privilège blanc”

Une manifestante porte une pancarte lors d\'un rassemblement antiraciste à Washington (Etats-Unis), le 4 juin 2020.
Une manifestante porte une pancarte lors d’un rassemblement antiraciste à Washington (Etats-Unis), le 4 juin 2020. (MICHAEL BROCHSTEIN/SIPA USA/SIPA)

L’expression “privilège blanc” a été popularisée en 1988, dans l’article Privilège blanc : déballer le paquetage invisible (en anglais) de la professeure américaine d’études féministes Peggy McIntosh. Elle y liste une série d’avantages culturels, sociaux, économiques et politiques dont elle dit jouir en tant que blanche. Elle cite des exemples du quotidien, comme “allumer la télévision et voir les personnes blanches largement représentées”. Ce sont les travaux du chercheur noir américain W.E.B Du Bois, au moment de la ségrégation, qui sont reconnus comme le point de départ historique de la réflexion sur le “privilège blanc”.

Pour Maxime Cervulle, l’expression “rend visible l’envers de la discrimination”. “ll s’agit de souligner que l’inégalité a des bénéficiaires – qu’ils en aient conscience ou non”, explique-t-il. Le concept ne nie pas pour autant les inégalités socio-économiques, ni que la vie puisse être difficile pour des personnes blanches. Reni Eddo-Lodge, journaliste noire britannique et autrice de Le racisme est un problème de Blancs (Ed. Autrement, 2018), précise à Mediapart et au Monde : “Je suis noire, tu es blanc, nous sommes tous les deux pauvres. Si nous postulons pour le même travail, tu as plus de chances que moi d’être choisi juste parce que tu es blanc. C’est ça le privilège. Ce n’est pas une certitude. C’est une probabilité (…), la tendance sociale est celle-là.” 

Ceux qui en jouissent [du ‘privilège blanc’] ne s’en rendent même pas compte car c’est la norme. Etre blanc dans ce monde, c’est être universel.

Reni Eddo-Lodge, essayiste britannique

au “Monde”

Maxime Cervulle préfère toutefois l’expression “avantages structurels”. “Avoir un emploi ou un logement n’est pas un privilège, mais des conditions élémentaires de vie auxquelles chacun a droit”, nuance-t-il. En France, l’expression “privilège blanc” reste très clivante. Certains chercheurs estiment qu’elle transpose en France une réalité propre aux Etats-Unis. Selon Gwénaële Calves, professeure de droit public à l’université de Cergy, la traduction française donne un ton“accusatoire”, cite La Croix (article réservé aux abonnés). “En France, le privilège renvoie à la nuit du 4 août 1789 et à leur abolition. Que signifie ‘abolir la blanchité’ ? Une transposition pure et dure ne mène nulle part.” 

La secrétaire à la coordination du Parti socialiste Corinne Narassiguin estime également, dans Le Monde, qu’Utiliser le terme ‘privilège blanc’ au nom de l’antiracisme, c’est faire le jeu de l’identitarisme, qui oppose les ‘clans communautaristes’ au ‘bloc nationaliste raciste’. C’est sortir du nécessaire combat républicain contre le racisme pour tomber dans l’essentialisme qui réduit des femmes et des hommes à la couleur de leur peau.”

Le “racisme systémique”

Une personne porte une pancarte contre le \"racisme systémique\" près de la Maison Blanche à Washington (Etats-Unis), lors d\'une manifestation contre les violences policières et le racisme, le 5 mai 2020.
Une personne porte une pancarte contre le “racisme systémique” près de la Maison Blanche à Washington (Etats-Unis), lors d’une manifestation contre les violences policières et le racisme, le 5 mai 2020. (ZACH D ROBERTS / NURPHOTO)

Barack Obama comme Justin Trudeau ont tous les deux évoqué, dans leurs discours après la mort de George Floyd, le “racisme institutionnel”et la “discrimination systémique” dans chacun de leur pays. Ces expressions mettent en avant le fait que “le racisme n’est pas une question, comme on le croit souvent, d’individus racistes qui commettraient des actes moralement ou juridiquement condamnables”, explique à France Culture Fabrice Dhume, sociologue à l’université Paris 7. Selon sa définition, le racisme est “un ordre social hiérarchique, avec un système de privilèges pour les uns et de torts subis pour les autres.” Autrement dit, il n’y a pas besoin d’adhérer à une idéologie raciste pour ne pas avoir, même sans intention particulière, des pratiques racistes, y compris au sein des institutions françaises et de différents secteurs.

Concernant l’accès à l’emploi par exemple, selon une étude (PDF) de “testing” menée entre 2018 et 2019 par des chercheurs du CNRS dans 103 grandes entreprises françaises, “la discrimination à l’égard du demandeur d’origine nord-africaine présumée est plus forte dans les plus grandes entreprises “. En 2016, une autre campagne (PDF) de testing menée par le CNRS sur la recherche de logement montrait que les candidats présumés d’origine maghrébine avaient moins de probabilité d’obtenir une réponse d’une agence immobilière qu’un candidat qui porte un nom présumé européen. En 2017, Le Défenseur des droits a montré que les jeunes Arabes ou Noirs avaient une probabilité “20 fois plus élevée” d’être contrôlés par les forces de l’ordre.

Pour la professeure de droit Gwénäele Calves, il est préférable d’utiliser l’expression “discrimination institutionnelle” pour éviter d’employer le mot “racisme” à la fois pour l’Etat et pour des individus. Je crois par ailleurs impossible de neutraliser la réprobation morale associée, dans la plupart des esprits, au mot ‘racisme’. Son usage à des fins analytiques risque ainsi de conférer au propos une tournure accusatrice, au rebours exact du rôle initialement attribué au concept de ‘racisme institutionnel'”, analyse-t-elle sur La Vie des idées.

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