Le 19 décembre 2021, Jean-Luc Mélenchon était au cimetière de la Joyau avec Mathilde Panot et Manuel Bompard pour rendre hommage à Aimé Césaire.

Voici la retranscription de ce ce discours :

« Nous autres, les insoumis, nous venons devant la tombe d’Aimé Césaire comme dans un pèlerinage intellectuel, avec le sentiment d’être à la place qui est la nôtre, à ses côtés. Qu’elle est curieuse cette terre de la Martinique, capable, si petite dans l’océan, si petite dans la Caraïbe, si loin des côtes d’où sont originaires la plupart des personnes qui composent sa population et qui, en si peu de temps, a pu donner au monde, en même temps, Glissant, Confiant, Chamoiseau et puis Césaire et Fanon ! C’est-à-dire à la fois les gens capables de raconter le monde, comme on le voit comme un être humain sensible et capable de le penser, cette synthèse apparaissant chez le poète Césaire et l’homme d’action Césaire en même temps. C’est à cette qualité de synthèse humaine que peut-être chacun d’entre nous [nous référons] – elle dans sa responsabilité de présidente de groupe, lui de chef de délégation, moi de porte-parole dans cette élection – que je veux faire référence, parce que c’est de ce bois là dont nous aimerions nous même être faits : capable à la fois de la sensibilité humaine et de la pensée politique claire. 

Aujourd’hui, on redécouvre sous une appellation anglo-saxonne improbable de « French studies », les travaux de Frantz Fanon et d’Aimé Césaire. Et quand on y réfléchit, on voit bien que si, au point de départ, lorsque Césaire évoque la négritude, il y avait de bien des façons, des raisons de s’étonner. La négritude n’était pas un concept qui regroupait ceux qui se maniaient à l’époque. Mais Césaire, avant d’autres, avait compris que l’universel ne peut pas naître aussi longtemps qu’est empêché la pleine conscience de la singularité et de la différence.

C’est cette singularité qui rend possible le cheminement jusqu’à l’universel. Césaire l’a compris avant les autres et, d’ailleurs, le concept de « négritude » posait question, dès à l’époque. Mais le temps, avec le temps, avec le temps, tout s’efface. Tout s’en va de ce qui est lié au contexte et, pour finir, reste au-delà de la gangue des événements du moment, des prises de conscience du moment, le diamant pur de la pensée. Quand Césaire parle, l’idée même de négritude n’est pas admissible parce qu’à ce moment-là, on suppose que l’universel est une forme de la pensée : il décrit un objet qui est au-dessus de toutes les particularités. Si bien que les évoquer, ça semble s’attarder dans l’Histoire et retarder le moment libérateur. Et Césaire, avant nous, comprend – je parle de Césaire, le poète – Césaire, avant nous comprend comment la créolisation est le chemin vers l’universel. Mais pour cela, il faut qu’on admette que le point de départ, c’était la négritude. Concept qui embrassait des différences extrêmement amples entre ceux qui rendent possible cette négritude : des esclaves venus de tous les points du continent africain. C’est pourquoi il nous a aidés sur le chemin qu’à notre tour il nous faut emprunter partout et jusque dans des sociétés qui croyaient que ces questions ne la concernaient pas. 

Quand on est dans le pays de Caux, en Normandie, quiconque arrive du bocage extérieur au bocage est aussitôt appelé hors-sein, c’est-à-dire qu’on a tôt fait d’être un étranger. Jamais ils n’auraient imaginé que, par vagues, des peuples viennent de tous côtés et s’assemblent pour en former un nouveau : le peuple français tel qu’il est aujourd’hui dans l’Hexagone comme dans les Caraïbes. Ça c’est notre dette intellectuelle et spirituelle à l’égard de Césaire et des concepts qu’il a fait naître, encore une fois, je le rappelle, dans la polémique.

Et puis, choisissant ce balisier comme symbole pour son parti et nous-mêmes, nous l’avons mis sur notre gerbe aujourd’hui au centre, il parlait de la « déchirure fondamentale ». Et dans la déchirure, bien sûr, on observe les lèvres de la plaie : le balisier nous les montre. Mais le verbe enflammé de Césaire nous apprend à voir la flamme qui en jaillit à l’endroit même où se déchire le balisier, et qui le conduit à dire que c’est à cet endroit que ça se passe lorsque le balancier se déchirant comme un thorax fait jaillir le feu du phénix qui se reconstitue à l’instant même où il se détruit. Et bien, c’est ce feu qui nous implique et qui nous concerne. C’est ce message qui doit aller jusque dans l’Hexagone, mais pas que l’Hexagone. Tous les peuples du monde qui, dorénavant, vont être bouleversés par ces allées et venues de foules immenses fuyant, qui, une guerre, un autre, un désastre climatique, et portant en soi la déchirure de l’endroit que l’on a quitté, des coutumes, des nourritures, des musiques, des familles dans lesquelles on était si intimement et si chaudement lié pour devoir se faire renaître soi, ses enfants, la société qu’on construit. 

Écoutez, les gens de l’Hexagone, écoutez la leçon Césaire ! Regardez avec humilité ses vers. Écoutez la musique de la maloya. Écouter le tambour Boka. Entendez tous les chants de ceux qui, en s’émancipant de leur condition, ont créé une humanité nouvelle en refusant de se laisser enfermer. Ne faites pas l’erreur de vous laisser enfermer à votre tour en regardant sans arrêt le passé et en vous sentant sans cesse déchirés, déchirés, plutôt que renaissant, comme il faut que vous le soyez. 

Si bien que la lutte actuelle, y compris dans cette élection, est comme une allégorie du tableau que d’abord, Césaire a dessiné et, avec lui, les Martiniquaises et les Martiniquais qui l’ont entouré, aimé et appuyé dans son œuvre de poète et de penseur.La terre qui a produit Fanon, la terre qui a produit Glissant, la terre qui a produit tout ce que j’ai cité avant cela est encore riche de leçons pour vous tous. 

Françaises, français, voyez les Martiniquais non seulement comme vos frères et vos soeurs, mais comme vos grands frères et vos grandes sœurs qui vous tiennent par la main au moment où il vous faut marcher sur le chemin de la créolisation et pour vous annoncer les joies et les bonheurs qui vont en résulter, tandis que vos discours d’enfermement et ceux qui les détiennent vous conduisent à des misères sans cesse renouvelées, à des violences sans cesse recommencées. Apprenez à être la flamme qui jaillit du balisier pour vous refonder. En tout cas, c’est le message que je vous porterai. 

Et puis, Césaire est un homme d’action. Et comme il est important que chacun se souvienne que la pensée, sans l’action qui l’accompagne, est de bien moindre portée. Césaire a été un personnage politique essentiel de la vie martiniquaise, de la vie nationale. Sa stratégie politique pouvait d’abord sembler totalement paradoxale, mais il avait d’abord commencé par un acte qui avait toute son importance et dont la leçon encore doit être méditée : il a quitté le Parti communiste pour créer le Parti martiniquais, le PPM, dont les descendants vous sont connus aujourd’hui. Mais il fallait d’abord savoir renoncer à l’illusion que le parti est une fin en soi, que le parti prévaut sur la cause qu’il sert. J’ai vécu, moi aussi, cet arrachement, avec quelques-uns de ceux qui m’entourent aujourd’hui. Quand j’ai compris, moi, à mon tour, que ce n’était pas le nom du parti auquel j’appartenais qui comptait, parce qu’il lui avait depuis déjà quelque temps tourné le dos, à cet idéal. Et qu’il fallait refonder en allant à la racine, c’est-à-dire à l’insoumission, qui ne se vit et ne se comprend jamais aussi intensément que quand on est sur une terre d’esclavage et de révolte contre l’esclavage. 

Voilà ce que je partage spirituellement avec Aimé Césaire. Et donc, il a créé le PPM et une stratégie qui pouvait paraître incroyable à son époque. Comment un homme qui se battait pour la liberté, pour l’autonomie, pour l’autogestion du peuple martiniquais pouvait commencer par demander la départementalisation, ce qui était le prototype même de l’inscription dans la réalité institutionnelle la plus classique et la plus traditionnelle de la République française ? C’est qu’à cet instant, il avait bien compris, avant d’autres, qui ensuite vont reprendre à leur compte cette stratégie, qu’il n’est de révolution citoyenne donnant la liberté aux individus, qui ne passe par ce chemin démocratique du vote et de l’assimilation des bienfaits qui sont à la racine de l’idéal républicain. Césaire a compris cela à temps à une époque où d’autres stratégies pouvaient s’imposer, et je n’hésiterai pas à dire, du fait de l’histoire, comme je vous l’ai dit il y a un instant, qu’une fois repoussée la gangue du contexte, on voit bien que c’est lui qui avait raison, que c’est comme cela qu’il fallait faire. Parce que c’est comme cela que s’est mise la Martinique en situation aujourd’hui, d’être plus autonome qu’elle ne l’aurait jamais été si elle était passée par d’autres chemins plus aventureux et peut être plus violents. 

La leçon de Césaire est ample et elle compte pour nous tous – bien sûr, dans les conditions qui ne sont pas celles de la Martinique, je le sais mieux qu’un autre. Mais j’ai appris avec mes camarades, avec cette jeune femme, ce jeune homme qui m’accompagne et qui dirigent à leur tour des structures qui parlent à toute la France, que nous devons aller à la rencontre des autres, non pour y déverser les leçons que les Européens se sentent toujours en droit d’aller enseigner aux autres sans se soucier de leurs propres échecs, mais d’aller aux autres pour apprendre et regarder par quel chemin ils sont passés pour arriver jusqu’au point où vous les trouver aujourd’hui et qui vous fait penser qu’ils sont admirables. Puisse le souvenir de cet instant passé ensemble sur la tombe d’Aimé Césaire vous dissuader, mes jeunes camarades, pour toujours, de l’arrogance européo-centrée. Puissiez-vous y puiser toujours l’inspiration qui vous permettra, quelles que soient les circonstances, quel que soit le moment, de repérer votre chemin. Le chemin des pauvres, des humiliés, des opprimés parce que leur libération est celle de toute la société. 

Face à un Césaire et à ceux qui lui donnaient des leçons, c’est Césaire qu’il faut écouter. Et se souvenir de la leçon. On ne rassemble que pour faire. C’est l’action qui nous fédère. Et l’action ne peut nous fédérer que si c’est pour une juste cause, sans compromis ni arrangement, aussi long que ce soit, aussi pénible que ce soit, avec si souvent le sentiment que l’Histoire est cruelle parce qu’elle est lente. Jamais céder ! Marchez votre chemin ! Aussi longtemps que vous le marcherez avec fierté, drapeau et musique en tête, vous trouverez des gens pour vous rejoindre et continuer le combat – tandis que les fatigués, les arrangés, se disperseront tout le long du chemin.

C’est à nous de tenir le fil de l’Histoire. Merci Aimé Césaire pour nous l’avoir enseigné. Merci Aimé Césaire pour nous avoir donné la patience infinie d’accepter que si ce n’est pas notre tour aujourd’hui, ce le soit demain parce que nous aurons maintenu allumé sans cesse la flamme du combat et que c’est à ce prix que le futur est possible. »

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