Le Monde.
Qui dit que le sexe est le ciment d’un couple ? Pas eux, qui acceptent les variations de leur libido et s’accommodent de leur absence de désir. Seul ou avec un partenaire, ce renoncement aux plaisirs charnels est leur choix et, parfois, une libération.
MARTINA MATENCIO

Juliette (tous les témoins ont requis l’anonymat), carré blond et piercing entre les narines, a passé une bonne partie de son adolescence à dévorer des épisodes de Vampire Diaries ou des Frères Scott – des séries ultrapopulaires dans les années 2000, où les personnages passent leur temps à se déshabiller avec ferveur. Au moment où elle découvre son propre désir, elle prend rapidement conscience que, dans la vraie vie, la sexualité n’est pas toujours ce terrain d’abandon absolu, d’oubli de soi et de tous les tracas. « J’ai des douleurs liées à l’endométriose, des problèmes de périnée à cause du stress… Mon désir est fluctuant, et me forcer, ce n’est pas envisageable. Avec mes deux ex, on a passé des années presque sans sexualité. Une fois que je me sentais vraiment à l’aise, ma libido s’estompait », se souvient la trentenaire, qui travaille aujourd’hui dans l’édition.

Dès le début de leur relation, il y a deux ans, Juliette a prévenu son petit ami actuel que son désir finirait peut-être, un jour, par s’éroder : « Il m’a dit que ce n’était pas grave, qu’on n’avait rien à prouver », dit-elle. Depuis quelque temps, elle a compris qu’elle n’était pas « anormale » et cherche à accepter les variations de sa libido. Elle a mis de côté la pénétration, qui pouvait la stresser ou provoquer des douleurs. Et a appris à valoriser tout autant d’autres moments de plaisir partagé : « Se trouver de bons petits plats chez des traiteurs, les manger devant un film le soir, ça peut procurer plus de sécurité que le sexe », assure-t-elle.

Les années 2000 étaient celles de l’émergence d’une culture pornographique de masse, arrivée avec les grandes plates-formes de streaming de séquences X tournées par des amateurs. A l’orée des années 2020, un discours opposé fait son apparition. De plus en plus de personnes revendiquent le droit à renoncer à la sexualité, temporairement ou pour toujours, parce qu’elles n’ont pas de partenaire, que le désir s’est fait la malle ou simplement pour mettre leur énergie ailleurs. Les années Covid-19, marquées par une mise à distance des corps, sont passées par là : selon un baromètre IFOP de février 2022, 43 % des jeunes de 15 à 24 ans n’ont pas eu de relation sexuelle en 2021 – ils n’étaient que 25 % en 2002. Au moment du second confinement, en novembre 2020, les Français ont d’ailleurs bien plus manqué « de tendresse et de câlins » que de sexe, selon un autre sondage IFOP publié en décembre 2020.

Une quête d’affection prenant le pas sur le désir charnel : certains sexologues l’ont aussi constaté dans leurs consultations, à l’instar de Magali Croset-Calisto, autrice de La Révolution du No Sex. Petit traité d’asexualité et d’abstinence(L’Observatoire, 2023). Dans son cabinet, elle reçoit de plus en plus de patients venus se confier sur leur continence sexuelle. « Dans une vie, on passe presque tous par des moments d’absence de désir. La différence, c’est que la jeune génération a tendance à l’assumer et à le revendiquer bien plus facilement », remarque la thérapeute. Selon elle, ces dix dernières années, les hommes consultaient d’abord pour évoquer leur angoisse de performance, les femmes pour tenter de pallier une baisse de libido. « Beaucoup de femmes en couple vivaient mal leur absence de désir, parce que le regard sociétal était très stigmatisant, y compris chez les professionnels de santé : on nous a souvent appris que le sexe, c’est la vie », regrette Magali Croset-Calisto. Pour la sexologue, « ce mouvement de décroissance sexuelle est aussi un mouvement de résistance face aux schémas patriarcaux. La sexualité n’est pas forcément un terrain harmonieux, de bien-être. Dans ces cas, l’abstinence peut être un mouvement de résistance face à des comportements non épanouissants, voire traumatisants ».

« Une vraie pression sociale »

Voilà quatre ans qu’Hugo, 26 ans, joues rondes et barbe brune, est célibataire. Et deux mois qu’il a sauté le pas en s’inscrivant sur une application de rencontre, en quête d’une nouvelle relation. Quand il raconte ses rendez-vous à ses amis, il se sent parfois comme un ovni. « La première question qu’ils me posent, c’est toujours la même : “Alors, tu l’as baisée ?” C’est devenu une vraie pression sociale. J’ai du mal à comprendre pourquoi ça prend autant de place dans nos vies », s’interroge, un peu gêné, le journaliste installé à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Cette injonction à la sexualité, Hugo l’a aussi ressentie quand il était en couple. « Ma première fois, c’était à 18 ans. J’ai l’impression que c’est arrivé un peu vite : c’est plutôt ma copine qui avait envie. Plus tard dans notre relation, j’ai eu un blocage, je n’avais plus le désir d’avoir des rapports. Elle me faisait du chantage, me disait que si je ne voulais plus, c’est parce que je ne l’aimais pas assez. Alors que, pour moi, ça n’avait rien à voir », regrette Hugo. Depuis sa dernière rupture, en 2019, Hugo n’a pas eu de relation sexuelle, et tente désormais de se départir de cette pression. « J’ai eu des occasions, mais, sur le moment, je n’en avais pas envie. Ça ne me manque pas, mais j’ai le sentiment que, pour les autres, ça fait de moi quelqu’un de bizarre », regrette le vingtenaire, dubitatif.

Pour Maryna, éducatrice spécialisée installée à Lille, l’abstinence correspond à un choix de vie, celui de faire passer ses relations amoureuses au second plan après une rupture « faite de beaucoup de déceptions ». Deux ans après sa séparation, elle dit ne ressentir aucun manque : « Je trouve que le sexe, c’est vraiment survendu. J’ai toujours eu plus de plaisir seule qu’avec un partenaire », assure la trentenaire. Dans sa relation avec son ex-conjoint, la sexualité était devenue un sujet« compliqué à gérer » : « Lui aimait les relations très dominantes, je m’en suis vite lassée et c’était compliqué de le faire changer. A la fin, je n’avais plus aucun désir pour lui », se souvient Maryna. A 35 ans, elle affirme que ses « objectifs sont désormais ailleurs », et vient d’entamer des démarches pour avoir un bébé par procréation médicalement assistée en solo. Maryna vit aussi cette mise à distance du sexe comme une libération face aux canons de beauté et aux efforts mis en place pour susciter le désir. « Avant, j’accordais énormément de soin à mon apparence, j’étais souvent en robe, je me maquillais tous les jours. Aujourd’hui, je m’épile moins, je peux aller bosser en sweat et jean troué. Je cherche moins la validation des hommes », insiste la Lilloise, qui consacre désormais son temps libre à l’écriture de dark romance, sous-genre de littérature érotique centré sur des histoires d’amour sulfureuses.

« Si peu de plaisir »

La décroissance sexuelle est aussi un sujet féministe. Dans le sillage du mouvement #metoo, certaines activistes revendiquent dès 2017 l’égalité dans l’accès au plaisir, avec des comptes Instagram comme @clitrevolution ou @jouissance.club. Ces dernières années, des militants clament aussi leur droit à s’extraire de la sexualité, comme un doigt d’honneur aux normes hétérosexuelles. En mars 2023, la réalisatrice et autrice Ovidie publiait aux éditions Julliard La chair est triste hélas, manifeste intime racontant sa grève du sexe entamée quatre ans auparavant. L’abstinence y est présentée comme une immense libération, la sexualité dépeinte comme une « servitude volontaire à laquelle se soumettent les femmes hétérosexuelles, pour si peu de plaisir en retour, sans doute par peur d’être abandonnées ».

Autre voix engagée sur ce sujet : Tal Madesta, auteur de l’essai Désirer à tout prix (Binge Audio, 2022). « La sexualité est considérée comme un prérequis pour connaître son corps, pour la bonne santé du couple… Si on ne l’envisage que par ce prisme-là, on s’empêche de penser pourquoi tant de monde se sent en décalage avec cet idéal », insiste le journaliste. Dans son ouvrage, il prend le temps de raconter les violences intrafamiliales subies dans son enfance, et ses premières années de vie sexuelle marquées par une pratique abondante, mais jamais satisfaisante. Pour lui, « il y a un paradoxe à présenter le sexe comme un espace d’émancipation incontournable, alors qu’il est, pour beaucoup, un terrain de violence ».

Au moment de la rédaction de son essai, Tal Madesta a lancé un appel à témoins et a reçu des centaines de témoignages de personnes se sentant en décalage avec l’injonction à l’épanouissement sexuel. « On a intériorisé le fait qu’avoir pas ou peu de sexualité serait pathologique, que c’est juste une période, ou qu’on n’a pas trouvé le bon partenaire. Comme s’il était inaudible que ce soit un espace qu’on n’a pas envie d’investir », constate l’auteur, qui a nommé le dernier chapitre de son ouvrage « Aller au cinéma, c’est bien aussi », pour célébrer les espaces de lâcher-prise possibles en dehors du sexe.

A 59 ans, Fabienne, qui travaille dans la réinsertion sociale, a eu le temps d’explorer les joies d’une vie dénuée de sexualité. La Suissesse a connu plusieurs relations de couple, entrecoupées de longues périodes d’abstinence. Voilà aujourd’hui dix ans qu’elle n’a pas fait l’amour. « Je ne me masturbe pas : ça ne me traverse ni l’esprit ni le corps. Pour moi, ça n’a pas de sens. Ce qui crée le désir, c’est le fait d’être amoureuse », explique la travailleuse sociale, qui vit à côté de Genève. Dans les périodes de sa vie où elle était en couple, il lui est aussi arrivé de passer par de longues périodes sans sexe, pendant la dépression d’un conjoint, ou quand l’un d’eux était en convalescence après un accident de voiture. « Cela ne m’a jamais paru problématique. Avec un compagnon, j’aime manger, boire du bon vin, avoir des moments de sensualité qui peuvent déboucher sur de la sexualité… Mais ce n’est vraiment pas nécessaire à mes yeux », résume-t-elle. Pour elle, l’essentiel est ailleurs : dans ses discussions avec ses proches, ses marches en forêt, ses heures de solitude à lire et à rédiger des poèmes. « Quand j’écris, je lâche prise – ce sont les seuls moments où je me laisse vraiment aller », décrit Fabienne, qui peut tout à fait vivre sans faire l’amour : « Sans sexe, l’espèce meurt… mais pas moi », conclut-elle dans un sourire.

Partager.

Laissez votre commentaireAnnuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Exit mobile version