1. Ceux qui croient qu’une statue de Victor Schoelcher a été déboulonnée à Fort~de~France le 22 mé dernier sont des aveugles persistant dans l’aveug!ement. Aveugles qui persistent à ne pas voir que cette oeuvre ne portait pas sur le présumé libérateur, qu’en vérité cette oeuvre traite d’un projet de “libération”, que ce projet décrit une relation et qu’à ce titre l’oeuvre implique symboliquement deux personnages. Le premier prend toute la lumière, on ne voit que Lui; il domine le second de toute sa taille et son geste protecteur a l’enveloppement bienveillant des grandes personnes qui savent. Car l’autre personnage est un enfant. Personnage subalterne généralement considéré comme décoratif, simple objet d’un amour dont le grand homme est le sujet. Or ce petit personnage donne tout son sens à l’oeuvre qui est une pétition, l’oeuvre qui est un discours exalté, un tract. Nous le savons bien, certains en ont même fait un patrimoine : ce grand “Libérateur” est une incarnation du génie français; et ce petit enfant c’est la Martinique. La Martinique, décor mineur d’un projet universel et “révolutionnaire”: l’Empire colonial français du XIXème siècle…
  2. Dans cette oeuvre, le grand homme, austère comme un Père blanc, est l’homme de la France (la mère), son génie civilisateur, tandis que l’enfant symbolise une Martinique orpheline dans la morve de son innocence. L’innocence qui pousse l’enfant à s’abîmer dans la contemplation du Sauveur plutôt qu’à regarder le chemin devant lui. Cette oeuvre est un tract politique qui s’adresse à la Martinique et bien au~delà. C’est le manifeste esthétiqsue et philosophique d’un double basculement historique: celui où la colonialité française va passer des “Isles” d’Amérique à l’Empire afro~indochinois, en recyclant son logiciel de la domination raciale en outil de domination culturelle, par le truchement de sa prétendue vocation universelle à entreprendre cette grande mission de civilisation.
  3. La statue du square de l’ancien Palais de Justice exprime ce moment où le dicours de la domination coloniale enfouit la prévalence de la race sous la promesse d’un capitalisme plus social car plus rationnel. Les Droits de l’Homme consentis aux subalternes leur sculptent un avenir de Progrès, à condition qu’ils consentent eux~mêmes aux sacrifices nécessaires à une telle élection. C’est à dire à la discipline et à l’obéissance dûes aux supérieurs. Désormais les maîtres n’auront plus besoin de fouet, ils enseigneront l’histoire de France. Il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre que l’Abolition ne mettait pas fin à la colonialité. Mais nous avons tout mis sur le dos du béké, en feignant de croire que la France (l’Etat) était un partenaire impartial dans une position d’arbitre à but non lucratif.
  4. Ce 22 mé 2020, le petit enfant de 1848 que l’homme austère éloignait du tambour de son cousin Romain, cette petite Martinique juvénile à qui on promettait le Progrès et l’Emancipation, en ce jour de déconfinement policier la jeunesse de ce pays s’est haussée à hauteur d’homme, à hauteur d’un grand homme, pour mettre à bas non seulement l’usurpation d’une Libération obtenue les armes à la main mais, plus encore, pour effacer cette image dégradante d’un pays infantilisé par nature sous le poids d’un paternalisme faussement bienveillant. Ce n’est pas la statue de Schoecher qui a été déboulonnée mais celle d’une Martinique qui a grandi dans le déni, rejettée au nom de la dignité.

  5. Aux élections qui suivirent l’Abolition, auxquelles participèrent les affranchis mâles, Schoelcher fut battu à plate couture en Martinique par Bissette. La révolution de 1848 ne dura que quelques mois et ses promesses d’égalité furent vite balayées par la réaction coloniale du Second Empire (Napoléon III était le petit~fils de Joséphine et donc le neveu de Bissette, ce qui desservit ce dernier). Les héritiers républicains et socialistes de Schoelcher furent, sous la IIIème République et après, les plus fervents adeptes de la prédation coloniale en Afrique et en Indochine. Quant à ce dernier, au~delà de son instrumentalisation maçonique par l’idéologie de l’Assimilation, le verdict de l’histoire sur son prétendu humanisme sera sans appel. Lorsque la question de l’indemnité coloniale versée aux esclavagistes fut posée, Schoelcher reconnaît dans ses écrits la honte d’un tel arrangement et que les esclaves affranchis étaient mieux fondés à réclamer des réparations pour le préjudice subi. Quand certains, du côté de Robespierre, avaient crié “Périssent les colonies plutôt que les principes“, Schoelcher préserva l’ordre colonial et ses dispositifs de domination en sacrifiant aux intérêrts nationaux ses principes moraux et son intuition d’une future indépendance “confédérale” des îles Caraïbes. Pendant son combat abolitionniste, il s’était violemment opposé à Bissette et aux abolitionnistes mulâtres martiniquais dont le poids économique pouvait menacer de supplanter, à terme, les commissionnaires négociants métropolitains avec lesquels les industriels comme lui étaient en affaire. Sa vision était celle du capitalisme industriel (l’Angeterre a voté l’abolition en 1833), jamais il n’a remis en cause les principes de la colonialité.

  6. La place prise par Schoelcher dans la représentation politique martiniquaise ressort d’une construction sans doute plus générale mais qui a son propre chemin chez nous, construction morale que j’appelle “les deux France”. Ce discours, qu’on trouve chez Césaire et chez les communistes, propose d’interpréter l’histoire coloniale depuis la Révolution française à la lueur d’une opposition, supposée décisive pour nous, entre deux France antagonistes. Celle de “Toussaint” et celle de “la cathédrale gothique“, dixit le poète. Cette fracture supposée était déjà commentée par les esclaves au XVIIIème siècle. Si l’abolition tarde tant c’est parce que le méchant gouverneur est de mèche avec les maîtres et n’obéit pas aux ordres du bon roi. Les dissidents ont répondu à l’appel de la vraie France qu’incarnait le Général De Gaulle contre la fausse de l’Amiral Robert et de Pétain. Il y a la France généreuse des Droits de l’Homme et la France profiteuse de la colonialité raciste. Il y a la France du Front Populaire, des allocations et de la Sécu et la France de Chalvet ou de la Guerre du Diamant. Les indépendantistes fonctionarisés qui ont patrimonialisé l’infantilisation martiniquaise relaient un tel mythe qui est la béquille opportuniste d’un refus de l’unité décoloniale. Le tollé d’indignation qui a accompagné le geste des jeunes radicaux martiniquais est particulièrement honteux pour ceux qui ont trahi le projet d’émancipation. Il confirme une rupture stratégique majeure qui sépare ceux des “militants” qui ont déjà reçu leur lot de consolation des générations qui n’ont reçu que le chlordécone en héritage.

  7. J’ai été collégien au CES Renan dans les années 70 et j’ai passé quelques initiations d’adolescent à l’ombre de cette statue. Elle fait partie de mon enfance et de ma mémoire. Comme beaucoup d’autres lieux qui ont aujourd’hui disparu pour diverses raisons. Je regrette encore l’inexplicabe destruction du Forum Frantz Fanon mais je pourrais vivre sans cette sculpture. L’histoire des luttes sociales marque la face des villes, le plus souvent par la défaite des dominés. Parfois aussi par leurs éclats et leur détermination à ne pas consentir à la profitation. La destruction n’est pas le seul mode critique pour déconstruire les symboliques coloniales. D’autres formes de mise en scène peuvent avoir autant d’impact sur les consciences; de nombreuses métropoles urbaines s’en emparent activement autour de la planète. Cependant, le rapport de force imposé ici par les complicités objectives du camp “nationaliste” (“indépendantistes” et “autonomistes”) avec les puissances d’argent et l’Etat colonial, ne laissent aux authentiques patriotes que la voie de la radicalité pour incarner le refus de cette infantilisation de notre peuple que l’épisode du Covid~19 a parfaitement illustrée. Matnik pran gad : Timanmay pa ti~roch !!!

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