André Siganos, Jean-Paul Larçon et Rania Souhlal (MI)

Le 20 avril dernier, une table ronde organisée par l’Université des Antilles et de la Guyane avait lieu sur le campus de Schoelcher. Son thème ? Multilinguisme et management culturel.

A l’initiative du CRILLASH (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Lettres Langues Arts et Sciences Humaines), l’évènement réunissait André Siganos, recteur de l’académie Martinique, Jean Bernabé, professeur émérite de l’UAG, Jean-Paul Larçon, professeur de stratégie internationale à HEC-Paris, et Karole Gizolme, fondatrice du site Gens de la Caraïbe, et co-auteure du Guide de la Caraïbe culturelle.

Cet extrait de l’intervention d’André Siganos pourrait synthétiser le fond de son propos. « La seule solution pour emporter si j’ose dire, le morceau, dans un milieu professionnel, en termes de négociations, peut être en effet de connaître si bien la langue, que vous emportez, dans votre façon de parler, la culture avec elle. Mais cela signifie que vous l’avez apprise, cette langue, dans des conditions particulières, qui n’ont rien à voir avec la façon dont nous apprenons les langues étrangères… ».

Et l’intervenant d’en arriver au cas, particulièrement éloquent, de la langue japonaise. « De jeunes français sont capables aujourd’hui de parler un japonais absolument courant, fluent, sans être allés vivre nécessairement longtemps dans le pays. L’ennui c’est que, n’ayant pas vécu longtemps dans le pays, ils parlent un japonais peut-être fluent, mais néanmoins peut-être moins efficace que quelqu’un qui a vécu très longtemps dans le pays, qui maîtrise moins bien la langue, mais qui en revanche maîtrise très bien les codes culturels. »

Et André Siganos d’avoir cette phrase, des plus explicite, sur la langue japonaise : « Si vous la pratiquez, sans la culture qui va avec, autant ne pas la parler. » Plutôt clair en effet. Le japonais, une langue « aux antipodes de la pensée cartésienne […], une langue fortement contextuelle », ajouta l’intervenant. Un contexte conditionnant, créant une gestuelle souvent très précise. Le recteur illustra ce propos en ces termes : « Si vous n’êtes pas capable de présenter votre carte de visite, avec deux doigts de chaque main en vous courbant devant votre interlocuteur ; ça n’est même pas la peine de parler un japonais fluent, vous avez tout raté. Si vous n’êtes pas capable de repérer un certain nombre de codes de la vie quotidienne, qui font que vous allez massacrer cette culture, en plantant par exemple votre baguette dans un bol de riz, ce qui porte forcément malheur… ». Bref un plurilinguisme qui, sans la connaissance, le vécu, la maîtrise de certains codes culturels, peut s’avérer stérile, sinon contre-productif. Vocabulaire corporel donc, mais aussi manière différente de raisonner.

Entre analyses très pragmatiques, et « rituels » fait d’étapes à respecter (« le 1er rendez-vous, c’est sur la pluie et le beau temps, la culture japonaise ; on a l’impression qu’on perd son temps » dira André Siganos). Quand le plurilinguisme n’est pas toujours synonyme d’efficacité.

 

Jean Bernabé débuta son propos en opérant une distinction. « Le multilinguisme comporte donc l’anglais, l’espagnol, le français, le hollandais, ainsi que divers créoles, à base anglaise, française ou hollandaise […]. Le multilinguisme concerne les territoires ; le plurilinguisme concerne les individus. » Et l’universitaire d’ajouter : « Mais la tendance de l’ensemble des pays caribéens est plus le monolinguisme que le plurilinguisme. »

Puis, l’intervenant se pencha un instant sur la « situation » de deux langues. « On a affaire à des langues qui sont, pour l’anglais, et qui ont été, pour le français, des langues hégémoniques à l’échelle mondiale. Et la conséquence logique de toute hégémonie linguistique, c’est l’inutilité de l’apprentissage des langues étrangères. Un américain n’a pas besoin d’apprendre des langues étrangères, puisque c’est sa langue qui est parlée partout. » Et Jean Bernabé de poursuivre son propos sur la situation géolinguistique de la Caraïbe insulaire ; situation également caractérisée selon l’universitaire par une « dimension d’interface » touchant certaines zones : « Nous avons la dispersion sur plusieurs îles de la Caraïbe orientale, de créoles à base lexicale française. Depuis la Guadeloupe jusqu’à Sainte-Lucie, en passant par la Dominique et la Martinique. » Des créoles inscrits dans une coexistence linguistique, une diglossie (créole-français en Martinique, créole-anglais à Sainte-Lucie, etc.).

Pour Jean Bernabé, il s’agit là d’un phénomène de « pont ». Phénomène « d’une importance cruciale », qui, pour l’intervenant, « n’est absolument pas exploité par les institutions culturelles et politiques de nos pays. » Et de préciser son propos : « Nous n’exploitons absolument pas le fait que nous parlons un créole comme les dominicains et les sainte-luciens. » Pour Jean Bernabé, en outre, il existe des situations « d’hégémonie mono-linguistique objectives » (et de citer la Jamaïque, Trinidad ou Barbade), mais aussi des situations d’hégémonie « fantasmatiques » : la Guadeloupe et la Martinique. « En effet dans nos pays, tout comme dans l’hexagone, on n’a pas encore pris réellement la mesure de ce que la langue française n’est plus ce qu’elle était il y encore un siècle. Autrement dit, la dynamique des langues étrangères, qui a commencé à fleurir en France il y a à peu près un demi-siècle, reste marquée par le fantasme de l’hégémonie de la langue française. »

Et l’universitaire de porter alors l’estocade : « Cela, ajouté au ‘théoricisme’ très français, peut expliquer les raisons qui font qu’un bachelier, après sept ans d’apprentissage d’une langue étrangère, est absolument incapable de s’exprimer dans la dite langue. Je ne connais pas beaucoup d’élèves arrivés au baccalauréat, qui sachent parler anglais couramment. » Puis, dans le droit fil, l’intervenant de conclure en ces termes : « Il est absolument indispensable que nous utilisions les relations que nous avons, ou que nous n’avons pas justement, avec les îles voisines, pour faire en sorte que nos élèves apprennent l’anglais dans les conditions les plus favorables, et les plus rentables. »

En clair, pour Jean Bernabé cela reviendrait beaucoup moins cher financièrement, d’échanger dans un premier temps avec nos voisins les plus immédiats (Dominique et Sainte-Lucie) ; l’universitaire plaidant ici pour des enseignements s’inscrivant dans une coopération inter-îles.

Jean-Paul Larçon évoqua d’abord le poids – équivalent, voire parfois supérieur – de multinationales issues de pays émergents (les fameux BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, et Afrique du Sud), par rapport à leurs homologues occidentales. L’intervenant s’arrêta sur le fait que des nations, « petites ou moyennes », aient généré beaucoup de multinationales (le géant suisse Nestlé ; le taïwanais Acer, n° 2 mondial des ordinateurs individuels). « Le défi de ces multinationales », poursuivit-il, c’est de « gérer des activités réparties dans une centaine de pays, et qui va se faire à partir de régimes politiques, administratifs, de cultures, de gens différents. Elles sont amenées à manager ces différences. » Une méconnaissance des différences culturelles pouvant exposer de très grands groupes à des risques conséquents. Illustration par l’exemple : « A une époque, le géant allemand de l’automobile, Daimler, qui fabriquait Mercedes, a acheté Chrysler aux USA. Ça a été un désastre […], peut-être que les ingénieurs s’entendaient sur ce qu’était la technique de l’auto, mais les cultures de management étaient différentes. Donc catastrophe. »

Et l’intervenant de procéder à un bref inventaire des données se transformant parfois en obstacles insurmontables : « Langues et cultures, les religions, les valeurs, les attitudes à l’égard des hiérarchies ; il y a des nations plus ou moins individualistes, des sociétés plus collectivistes, l’attitude par rapport au temps, la durée… ». Comment donc concilier, gérer, tous ces éléments ?

Jean-Paul Larçon formula cette proposition : « Le travail des multinationales est de respecter ces différences, et même de les maximiser, de les exploiter. […] il y a un mouvement de différenciation et d’intégration. Coordonner, pour donner une unité à tout ça. Si tout est géré du centre, et de manière uniforme, on sait que c’est un désastre. » Des multinationales décrites par l’intervenant comme des « communautés multilingues » (« même si ce sont des langues utilisées plutôt comme des outils, que comme porteuse de cultures », précisera t’il). Un management pluri-culturel pouvant certes, s’avérer compliqué, mais synonyme de « force », de « richesse ».

Faisant partager sa trajectoire personnelle, Karole Gizolme eut un propos faisant l’éloge de la rencontre avec l’altérité. Une intervenante attirée, dès l’adolescence, par les langues « étrangères », et qui, à la faveur de son métier de journaliste (RFO, RFI, France-Culture), découvrit les pays de la Caraïbe, mais aussi l’Asie et l’Europe de l’Est. Une grande voyageuse, préférant la mise en « danger » qu’implique un voyage en solitaire en terre étrangère (dépasser sa timidité, prendre les transports en commun, se débrouiller en somme), à la sécurité d’un voyage à deux ou en groupe.

Déserter les salons feutrés, aller au contact de l’habitant, dans les lieux qu’il fréquente ; s’immerger dans la culture d’un lieu, d’un espace, d’un pays. Ce vécu permit d’ailleurs à Karole Gizolme d’indiquer que les Martiniquais, Guadeloupéens et Guyanais étaient généralement davantage plurilingues que les caribéens d’autres pays. A l’image de cette intervention et des précédentes, une table ronde riche d’enseignements.

Mike Irasque.

 

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Un commentaire

  1. Le plurilinguisme en Guyane constitue un de mes thèmes de réflexion. Les thèses développées par le professeur émérite J. BERNABE éclairent des aspects du problème dans les îles. Cependant,que pense-t-il de la situation de l’Ouest Guyanais d’un point de vue scolaire dans les cycles primaires avec les pespectives de poursuite d’étude.Cette zone frontalière abrite des populations en provenance du Surinam, du Guyana, du Brésil. Les langues qui y ont cours sont nombreuses, la langue de contact est désormais le sranan tongo, et non le créole.En tout état de cause, merci pour l’envoi du contenu de cette table ronde.IL alimentera mes réflexionsà propos de plurilinguisme de diglossie et d’enseignement.
    M.RIBAL RILOS

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