La justice a ordonné au gouvernement de « réparer le préjudice écologique » causé par le non-respect de ses engagements. Un succès pour les promoteurs de cette action, qui ont dû dépasser des rivalités internes et l’incrédulité initiale. 

Par Audrey Garric et Stéphane

Temps de Lecture 9 min. 

A Marseille, le 3 septembre 2021.
A Marseille, le 3 septembre 2021. NICOLAS TUCAT / AFP

« Ça fait trop du bien de gagner parfois quand on est écolos ! » L’ancienne patronne d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV) Cécile Duflot était sur son petit nuage, jeudi 14 octobre, après la dernière décision du tribunal administratif de Paris. Ces derniers temps, pourtant, la justice française n’est pas avare en bonnes nouvelles pour tous ceux qui ont décidé d’attaquer l’Etat pour « inaction climatique ». Au fil des jugements se dessinent selon eux une « décision historique », une « grande victoire », un « tournant »…

Le dernier en date, rendu dans le cadre de la désormais célèbre « affaire du siècle », ouvrirait même une « nouvelle ère » : le tribunal a ordonné au gouvernement de « réparer le préjudice écologique » causé par le non-respect de ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Et lui a donné jusqu’au 31 décembre 2022 pour rattraper le temps perdu.

Un cran supplémentaire dans la pression mise sur l’exécutif après une précédente décision du même juge administratif en février reconnaissant les « carences fautives » de l’Etat. Un nouvel ultimatum après ceux fixés par le Conseil d’Etat (en novembre 2020 puis en juillet 2021) dans un autre recours, lancé par la commune de Grande-Synthe (Nord), particulièrement exposée aux risques climatiques, notamment soumise à la submersion. Une nouvelle menace après la plainte déposée, en juin, devant la cour de justice de la République (CJR) contre cinq ministres pour « abstention de combattre un sinistre », en l’occurrence le changement climatique.Lire aussi : 

Une multiplication des contentieux – et des juridictions – où il est parfois difficile de s’y retrouver, d’autant que les parties requérantes sont partiellement les mêmes. Après un démarrage chaotique et une concurrence à peine feutrée, ces dernières sont toutefois parvenues à accorder leurs stratégies pour tendre vers un seul et unique but : contraindre l’Etat à muscler sa politique contre le dérèglement climatique. Retour sur trois années de bataille dans et en dehors des tribunaux.

« Faire du droit un outil de mobilisation »

Marie Toussaint n’a pas raté une audience de « L’affaire du siècle ». « C’est mon bébé », dit l’eurodéputée (EELV). En 2015, cette juriste en droit international de l’environnement fonde l’association Notre affaire à tous. Avec un « objectif » : « faire du droit un outil de mobilisation ». Et une « intuition » : « Le temps des grands procès climatiques est venu. »

La jeune militante s’entoure d’autres juristes. On est à la veille de la COP21, qui scellera l’accord de Paris, et tous sont galvanisés par le succès de la fondation Urgenda qui vient d’obtenir devant les tribunaux néerlandais que les Pays-Bas revoient leurs émissions de CO2 à la baisse. « Au tout début, quand on évoquait l’idée d’un recours en justice contre l’Etat, on nous regardait avec des grands yeux »,se souvient Marie Toussaint.

L’été 2018 va servir de détonateur. Incendies, canicules… la planète est en surchauffe. Nicolas Hulot démissionne avec fracas de son poste de ministre de la transition écologique et solidaire, puis le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publie un nouveau rapport alarmant. Septembre, octobre, décembre… des centaines de milliers de Français marchent pour le climat pendant que d’autres commencent à enfiler des gilets jaunes. « C’était le moment », dit Marie Toussaint.

Notre affaire à tous est trop jeune pour agir seule devant les tribunaux. Elle s’entoure d’ONG plus expérimentées : Greenpeace France, la Fondation Nicolas Hulot (FNH) et Oxfam France. Le réalisateur Cyril Dion accepte d’ouvrir son carnet d’adresses. Marion Cotillard, Juliette Binoche, les youtubeurs McFly & Carlito… enregistrent une vidéo qui va rapidement devenir virale : « On va attaquer l’Etat français en justice pour son inaction contre le dérèglement climatique. » Le 18 décembre 2018, la pétition « L’Affaire du siècle » est lancée. Deux mois et demi plus tard, elle affiche 2,3 millions de signatures, un record.

« Une machine très performante »

« Quand on a lancé cette histoire, tout le monde nous disait qu’on n’avait aucune chance d’aboutir, qu’on allait se planter », témoigne Cécile Duflot, la directrice générale d’Oxfam. Personne ne misait un kopeck sur cet attelage : quatre organisations dotées de cultures, d’histoires et de modes d’action différents. Greenpeace, la championne des interventions coups de poing depuis un demi-siècle ; Oxfam, en pointe depuis trente ans dans les combats contre la pauvreté et la solidarité internationale ; la Fondation Nicolas Hulot, toujours associée à l’image de son créateur, qui s’apparente davantage à un groupe de réflexion ; et la petite dernière, Notre affaire à tous, et sa nuée d’experts juridiques.

Des personnalités fortes aussi. Cécile Duflot, secrétaire nationale des Verts puis d’EELV entre 2006 et 2012, ministre démissionnaire du logement et de l’égalité des territoires de François Hollande en 2014 et donc à la tête de la branche française d’Oxfam depuis 2018 ; Jean-François Julliard, patron de Greenpeace depuis 2012 après avoir géré l’après-Robert Ménard chez Reporters sans frontières ; Marie Toussaint, la « députée activiste », aujourd’hui âgée de 34 ans, qui prône la « convergence des luttes » sociales et climatiques.Lire aussi  

« Les premières semaines, ça a été un peu compliqué, on s’est un peu frottés,reconnaît l’ancienne patronne des Verts, rompue aux joutes politiques. On m’expliquait comment on devait travailler ensemble. Aujourd’hui, on en rigole, c’est devenu une aventure humaine. Et cela fait trois ans que ça tient. »

En plus d’une équipe d’une trentaine de chargés de mission, il fallait également réussir à faire coopérer des avocats « habitués à s’opposer à la barre », souligne Célia Gautier, responsable climat à la FNH. Pas moins d’une vingtaine, en comptant les juristes, dont certains particulièrement en vue comme Arié Alimi (Oxfam) ou Emmanuel Daoud (Notre affaire à tous). « C’est une machine très performante, avec chacun son domaine d’expertise. Ils ne se marchent pas dessus »,assure Célia Gautier.

« On prend l’Etat en étau entre futur et passé »

Au début, les débats sont vifs au sein de l’équipe, qui se réunit chaque semaine. Tous les avocats ne sont pas d’accord pour s’aventurer sur le terrain du préjudice écologique et de sa réparation. Le recours sera construit autour de la responsabilité, avec trois demandes principales : l’obligation de lutter pour protéger les droits des citoyens, la reconnaissance de la carence fautive de l’Etat et d’un préjudice écologique qu’il faut réparer.

Ce que n’avaient pas prévu les ONG, c’est qu’elles se feraient couper l’herbe sous le pied. « On a tiré les premiers », corrige Corinne Lepage, l’avocate de la ville de Grande-Synthe. Le 19 novembre 2018, un mois avant « L’affaire du siècle », la commune du Nord et son maire, à l’époque Damien Carême, attaquent l’Etat pour « inaction en matière de lutte contre le changement climatique ». Un dossier qui atterrit deux mois plus tard devant le Conseil d’Etat, sous la forme d’un recours pour excès de pouvoir« Cela nous a beaucoup perturbés. On a pensé que les recours allaient se faire de l’ombre, avant de décider de travailler ensemble »,raconte Célia Gautier.Lire aussi  

Les associations de « L’affaire du siècle », à l’instar des villes de Paris et de Grenoble, rejoignent alors le recours de Grande-Synthe. La collaboration n’a « pas toujours été très simple », confie Corinne Lepage. Comme lorsque, la veille de la première audience au Conseil d’Etat, les ONG organisent une conférence de presse en oubliant d’inviter le maire de la ville nordiste et son avocate. « Ce n’était pas très correct de tenter de tirer toute la couverture à eux », dit poliment l’ancienne ministre de l’environnement.

Aujourd’hui, tous l’assurent : « pas de concurrence » mais une « complémentarité » entre les deux procédures. A la charge, pour le Conseil d’Etat, d’être le gardien de la trajectoire carbone de la France, et pour le tribunal administratif de Paris, de se pencher sur la réparation du préjudice écologique qui découle de son non-respect. « On prend l’Etat en étau entre futur et passé », commente Célia Gautier. Entre les deux institutions judiciaires s’est aussi installée une sorte de compétition pour savoir qui aura ouvert le « premier procès climatique en France ». Corinne Lepage n’est « pas sûre que le tribunal administratif aurait eu le culot de condamner l’Etat si le Conseil d’Etat n’avait pas statué avant »« Si on a choisi le terrain du tribunal administratif, c’est qu’on veut obtenir une astreinte pour obliger l’Etat à agir », défend Cécile Duflot.

« Les choses évoluent »

Trois ans après le lancement des procédures, une grande question demeure : comment obtenir des actions concrètes de l’Etat ? « Aujourd’hui, l’impact de ces affaires sur la politique d’Emmanuel Macron est proche de zéro, ce qui est alarmant », s’inquiète Célia Gautier. « Le prochain quinquennat est un peu celui de la dernière chance », estime Jean-François Julliard. « Ces recours ont poussé le juge à se pencher sur la question climatique, ce qui n’était pas évident à la base car ce terrain aurait pu paraître trop nouveau, risqué ou audacieux », juge toutefois la spécialiste du contentieux climatique Marta Torre-Schaub. La juriste voit aussi dans la loi Climat et résilience, promulguée à l’été, le signe que « les choses évoluent ».

Jugé largement insuffisant par les défenseurs de l’environnement, le texte était censé reprendre une partie des propositions de la convention citoyenne pour le climat. « L’affaire du siècle a été le déclencheur de la convention citoyenne », rappelle Cyril Dion, qui en a été le garant. Le militant écologiste voit un « double intérêt » dans ces actions juridiques : « Créer une contrainte pour le gouvernement qui émane d’une institution neutre, la justice, et entraîner un effet dans l’opinion publique. » De quoi donner tort à l’ancien ministre de la transition écologique François de Rugy qui affirmait que l’« on n’[allait] pas réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les tribunaux ».

L’avocat en droit de l’environnement Arnaud Gossement est plus circonspect : il estime le recours de Grande-Synthe « très utile » en ce qu’il « démontre que le gouvernement ne peut pas bafouer ses engagements », mais juge, à ce stade, le « résultat de “l’affaire du siècle” surtout symbolique », en raison de l’« absence de détail des mesures que le gouvernement doit prendre et d’astreinte ». Dans les prétoires, certains estiment que l’avocat « n’a toujours pas digéré de n’avoir pas été associé à ces recours », ce que dément l’intéressé. Lui met en garde contre un « risque de malentendu » : « Beaucoup de signataires de “l’affaire du siècle” en ont fait un instrument de la critique d’Emmanuel Macron. Ils pensent que ce procès est là pour mettre en accusation des personnes alors que ce n’est pas le rôle du tribunal. »

C’est tout l’objet, en revanche, du troisième contentieux déposé en juin par l’eurodéputé Pierre Larrouturou, Cyril Dion et la nouvelle figure de proue de la « génération climat » Camille Etienne devant la CJR. Candidat à la présidentielle, Pierre Larrouturou revendique de renforcer le bras de fer : « Il faut maintenant viser les ministres pour les mettre face à leurs responsabilités personnelles. »

Audrey Garric et  Stéphane Mandard

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