Synthèse d’une interview par Tara Schlegel de Didier Sicard, spécialiste des maladies infectieuses, il a notamment travaillé longtemps sur le VIH. Docteur en médecine interne, aujourd’hui professeur émérite à Sorbonne Université. 

La recherche – fait-il remarquer – se focalise sur les traitements et les vaccins, mais elle néglige l’origine animale de l’épidémie. 

Spécialiste des maladies infectieuses, il affirme qu’il faut retourner sur le terrain, étudier de plus près la chaîne de transmission des coronavirus.

Il faut notamment “essayer de reconstituer le parcours épidémiologique qui fait que la chauve-souris tolère des coronavirus depuis des millions d’années, mais aussi qu’elle les disperse”.

…  Si la Chine a interdit le 24 février dernier “totalement et immédiatement” le trafic et la consommation d’animaux sauvages, une législation analogue existe déjà depuis 2003 sans être appliquée réellement par Pékin. Le professeur Sicard plaide donc pour la création d’un tribunal sanitaire international. 

L’ancien président du Comité consultatif d’éthique de 1999 à 2008 souligne enfin combien, dans cette épidémie où la question du contact est primordiale, il faut que chacun se comporte comme un modèle. 

 

Le point de départ de cette pandémie, c’est un marché ouvert de Wuhan dans lequel s’accumulent des animaux sauvages, serpents, chauves-souris, pangolins, conservés dans des caisses en osier. En Chine, ces animaux sont achetés pour la fête du Rat. Ils coûtent assez cher et ce sont des aliments de choix. Sur ce marché, ils sont touchés par les vendeurs, dépecés, alors qu’ils sont maculés d’urine et que les tiques et les moustiques font une sorte de nuage autour de ces pauvres animaux, par milliers. Ces conditions ont fait que quelques animaux infectés ont forcément infecté d’autres animaux en quelques jours. On peut faire l’hypothèse qu’un vendeur s’est blessé ou a touché des urines contaminantes avant de porter la main à son visage. Et c’est parti !

Ce qui me frappe toujours, c’est l’indifférence au point de départ. Comme si la société ne s’intéressait qu’au point d’arrivée : le vaccin, les traitements, la réanimation. Mais pour que cela ne recommence pas, il faudrait considérer que le point de départ est vital. Or c’est impressionnant de voir à quel point on le néglige. L’indifférence aux marchés d’animaux sauvages dans le monde est dramatique. On dit que ces marchés rapportent autant d’argent que le marché de la drogue. Au Mexique, il y a un tel trafic que les douaniers retrouvent même des pangolins dans des valises…

Les animaux sont effectivement à l’origine de la plupart des crises épidémiques depuis toujours : le VIH, les grippes aviaires type H5N1, Ebola. Ces maladies virales viennent toujours d’un réservoir de virus animal. Et on ne s’y intéresse pratiquement pas. 

C’est la même chose pour la dengue. J’ai des relations très étroites avec le Laos et sur place, au moment où la maladie apparaît, les populations disent : ‘Il faut démoustiquer ‘. Mais en réalité c’est pendant la saison sèche, au moment où il n’y a que des larves, qu’il faudrait mener une politique d’extermination des larves de moustique. Or personne ne le fait parce que les gens se disent ‘oh, il n’y a pas de moustiques, pourquoi voulez-vous qu’on utilise des insecticides ?’. Et l’Institut Pasteur du Laos s’époumone en vain, en demandant aux populations locales de porter l’effort avant que la maladie n’éclate. 

 

C’est exactement comme le travail qui reste à faire sur les chauves-souris. Elles sont elles-mêmes porteuses d’une trentaine de coronavirus ! Il faut que l’on mène des travaux sur ces animaux. Evidemment, ce n’est pas très facile : aller dans des grottes, bien protégé, prendre des vipères, des pangolins, des fourmis, regarder les virus qu’ils hébergent, ce sont des travaux ingrats et souvent méprisés par les laboratoires. Les chercheurs disent : ‘Nous préférons travailler dans le laboratoire de biologie moléculaire avec nos cagoules de cosmonautes. Aller dans la jungle, ramener des moustiques, c’est dangereux.’ Pourtant, ce sont de très loin les pistes essentielles. 

 

Par ailleurs, on sait que ces épidémies vont recommencer dans les années à venir de façon répétée si on n’interdit pas définitivement le trafic d’animaux sauvages. Cela devrait être criminalisé comme une vente de cocaïne à l’air libre. Il faudrait punir ce crime de prison. Je pense aussi à ces élevages de poulet ou de porc en batterie que l’on trouve en Chine. Ils donnent chaque année de nouvelles crises grippales à partir de virus d’origine aviaire.

 Rassembler comme cela des animaux, ce n’est pas sérieux. 

 

C’est comme si l’art vétérinaire et l’art médical humain n’avaient aucun rapport. L’origine de l’épidémie devrait être l’objet d’une mobilisation internationale majeure.  

 

La chauve-souriscontamine ainsi d’autres animaux. Lorsque les chauves-souris sont accrochées dans les grottes et meurent, elles tombent par terre. Alors les serpents, les vipères en particulier, qui raffolent de leurs cadavres, les mangent. Tout comme les petits chauves-souriceaux enfants qui tombent et sont dévorés immédiatement par ces serpents qui sont donc probablement des hôtes intermédiaires des virus. En plus, il y a dans ces grottes des nuages de moustiques et de tiques et il faudrait essayer de voir quels sont les insectes qui sont aussi éventuellement transmetteurs du virus.  

 

Une autre hypothèse porte sur la transmission qui se produit quand les chauves-souris sortent la nuit manger des fruits, en particulier dans les bégoniacées. Elles ont un réflexe quasiment automatique, dès qu’elles déglutissent, elles urinent. Elles vont donc contaminer les fruits de ces arbres et les civettes, qui adorent les mêmes fruits, se contaminent en les mangeant. Les fourmis participent aux agapes et les pangolins – pour lesquels la nourriture la plus merveilleuse est constituée de fourmis – dévorent les fourmis et s’infectent à leur tour. 

 

C’est toute cette chaîne de contamination qu’il faut explorer. Les réservoirs de virus les plus dangereux sont probablement les serpents, car ce sont eux qui se nourrissent perpétuellement des chauves-souris, elles-mêmes porteuses des coronavirus. Il se pourrait donc que les serpents hébergent ces virus en permanence. Mais c’est justement cela qu’il faut savoir et vérifier. Il faudrait donc que des chercheurs capturent des chauves-souris, mais aussi qu’ils fassent le même travail sur les fourmis, les civettes, les pangolins et essayent de comprendre leur tolérance au virus. C’est un peu ingrat, mais essentiel.

 

Ce qui m’a frappé au Laos, où je vais souvent, c’est que la forêt primaire est en train de régresser parce que les Chinois y construisent des gares et des trains. Ces trains, qui traversent la jungle sans aucune précaution sanitaire, peuvent devenir le vecteur de maladies parasitaires ou virales et les transporter à travers la Chine, le Laos, la Thaïlande, la Malaisie et même Singapour. La route de la soie, que les chinois sont en train d’achever, deviendra peut-être aussi la route de propagation de graves maladies. 

 

Sur place, les grottes sont de plus en plus accessibles. Les humains ont donc tendance à s’approcher des lieux d’habitation des chauves-souris, qui sont de surcroît des aliments très recherchés. Les hommes construisent aussi désormais des parcs d’arbres à fruit tout près de ces grottes parce qu’il n’y a plus d’arbres en raison de la déforestation. Les habitants ont l’impression qu’ils peuvent gagner des territoires, comme en Amazonie. Et ils construisent donc des zones agricoles toutes proches de zones de réservoir de virus extrêmement dangereuses. 

 

Moi, je n’ai pas la réponse à toutes ces questions, mais je sais simplement que le point de départ est mal connu. Et qu’il est totalement méprisé. On en fait des discours de conférence sur un mode folklorique. On parle à propos des chauves-souris de la malédiction des pharaons. 

 

Si, il y a sûrement des études sérieuses, je ne peux pas dire qu’il n’y a rien du tout.  Mais je le vois bien, quand je me rends à l’Institut Pasteur du Laos qui est dirigé par un homme exceptionnel, Paul Brey. Ce directeur a la fibre d’un Louis Pasteur, il est passionné depuis vingt ans par les questions de transmission. Mais il est extrêmement seul. Même l’étude des moustiques, qui est fondamentale pour comprendre la transmission des maladies au Laos, est presque abandonnée. Et Paul Brey me répète qu’il y a une trentaine d’espèces de coronavirus chez les chauve-souris. L’effort scientifique n’est donc pas à la hauteur. 

 

Quand le ministère des Affaires étrangères français retire le poste de virologue de cet Institut Pasteur qui est à quelques centaines de kilomètres de la frontière chinoise, on est atterré. Cela s’est passé en novembre 2019. Nous allons essayer de récupérer ce poste, mais c’est quand même effrayant de se dire qu’aux portes même de là où les maladies infectieuses virales viennent, on a de la peine à mettre tous les efforts. L’Institut Pasteur du Laos est soutenu très modérément par la France, il est soutenu par les Japonais, les Américains, les Luxembourgeois. La France y contribue, mais elle n’en fait pas un outil majeur de recherche. 

 

La recherche entomologique et la recherche sur les animaux transmetteurs n’est donc pas à la hauteur des enjeux. Bien sûr qu’elle existe, mais elle doit compter peut-être pour 1% de la recherche. Parce que ce qui fascine les candidats au Prix Nobel, c’est de trouver un traitement ou un nouveau virus en biologie moléculaire et pas de reconstituer les chaînes épidémiologiques. Or les grandes découvertes infectieuses sont nées ainsi : l’agent du paludisme, le Plasmodium, a été découvert par un Français, Alphonse Laveran sur le terrain, en Tunisie. Et ce sont des recherches qui sont fondamentales et qui sont faites à une échelle qu’on a un peu oubliée. Comme si la vision micro avait fini par faire disparaître l’importance du macro. 

 

La peste reste un exemple passionnant. Le réservoir de la peste, ce sont les rats. 

 

Il y a des populations de rats qui sont très résistantes et qui transmettent le bacille de la peste, mais s’en fichent complètement. Et puis, il y a des populations de rats très sensibles. Il suffit qu’un jour, quelques individus de la population de rats sensible rencontrent la population de rats qui est résistante pour qu’ils se contaminent. Les rats sensibles meurent. A ce moment là, les puces qui se nourrissent du sang des rats, désespérées de ne plus avoir de rats vivants, vont se mettre à piquer les hommes. Reconstituer ce tout début de la chaîne de transmission permet d’agir. Dans les endroits où la peste sévit encore, en Californie, à Madagascar, en Iran ou en Chine, lorsque l’on constate que quelques rats se mettent à mourir, c’est exactement le moment où il faut intervenir : c’est extrêmement dangereux car c’est le moment où les puces vont se mettre à vouloir piquer les humains. Dans les régions pesteuses, lorsque l’on voit des centaines de rats morts, c’est une véritable bombe. 

 

Heureusement, la peste est une maladie du passé. Il doit y avoir encore 4 000 ou 5 000 cas de peste dans le monde. Ce n’est pas considérable et puis les antibiotiques sont efficaces. Mais c’est un exemple, pour montrer que l’origine animale est fondamentale et toujours difficile à appréhender. Elle est néanmoins essentielle pour la compréhension et permet de mettre en place des politiques de prévention. Aujourd’hui, si l’on continue à vendre des animaux sauvages sur un marché, on est dans une situation délirante. Il faut appliquer le principe de précaution. 

 

Le trafic d’animaux sauvage est pourtant prohibé. Il existe une convention internationale qui encadre toutes les ventes. 

 

Oui, mais en Chine, notamment, cette convention internationale n’est pas respectée. Il faudrait créer une sorte de tribunal sanitaire international. On voit bien que si on demande à chaque pays de s’organiser nationalement, rien ne changera. La Chine a fait pression au début sur l’OMS pour qu’on ne dise pas qu’il s’agissait d’une pandémie. Elle a tenté de bloquer les choses, car elle contribue fortement au financement de l’OMS. Il serait donc important que ce soit un tribunal sanitaire totalement indépendant, comme un tribunal international pour les crimes de guerre, avec des inspecteurs indépendants qui vérifient ce qu’il se passe sur le terrain. 

 

Au Laos, dans la campagne, il y a beaucoup de marchés où les animaux sauvages sont vendus comme des poulets ou des lapins. Dans l’indifférence générale, car c’est la culture locale. Or la culture est la chose la plus difficile à faire évoluer dans un pays. 

 

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