Article rédigé par
France Télévisions
Des avions de l'armée américaine larguent un puissant défoliant, l'"agent orange" sur le sud du Vietnam, le 14 août 1968.  (ROBERT OHMAN / AP)

Prononcé pour la première fois en 1970, alors que l’utilisation d’un herbicide très toxique par l’armée américaine au Vietnam est contestée, le terme d’écocide, qui caractérise des atteintes délibérées à l’environnement, a fait du chemin. Jusqu’à se retrouver aux portes de la loi française.

Il n’est pas inscrit dans la loi, mais s’est déjà imposé dans le vocabulaire militant. Le terme “écocide”, que les membres de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) espèrent voir graver dans le texte de loi qui sera présenté en Conseil des ministres le 11 février, fait débat depuis un demi-siècle. Députés, juristes, militants, médias… A l’aune des enjeux environnementaux qui se présentent à notre planète, ce mot, objet de toutes les interprétations, alimente espoirs et fantasmes.

De quoi parle-t-on exactement, lorsque l’on parle d’écocide ? Pour comprendre ce concept aujourd’hui popularisé, il faut se pencher sur son origine, à la recherche du premier écocide identifié comme tel : l’utilisation par l’armée américaine, pendant la guerre du Vietnam, de l'”agent orange”, un puissant herbicide. Les conséquences marquent encore aujourd’hui le pays et sa population. Il en sera question lors du procès qui s’ouvre, lundi 25 janvier au tribunal judiciaire d’Evry, après le dépôt de plainte de Tran To Nga, une victime franco-vietnamienne, contre 26 fabricants de ces produits phytosanitaires. Ce drame environnemental et humain a permis l’émergence du terme “écocide”, une nouvelle arme sémantique dans l’arsenal des défenseurs de la planète plus de cinquante ans après.

80 millions de tonnes de pesticides sur le Vietnam

Comment déloger “l’ennemi” ? Comment percer la végétation dense qui recouvre le sud du Vietnam et permettre à l’aviation américaine de bombarder les combattants du Viet-Cong qui s’y abritent ? Dès le début de son intervention militaire, en 1955, l’armée américaine se heurte à la forêt, aux champs et mangroves, alliés naturels des locaux. Pour en venir à bout, elle trouve sa réponse à domicile, dans ses propres terres agricoles.

“Aux Etats-Unis, on utilise des pesticides de façon industrielle dans l’agriculture intensive depuis la fin du XIXe siècle, explique Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l’environnement. La Seconde Guerre mondiale favorise la diffusion de nouvelles familles d’insecticides, comme les DDT et DDTP.” L’industrie chimique américaine – qui compte déjà dans ses rangs le géant Monsanto – développe alors un puissant défoliant : l'”agent orange”, particulièrement dangereux à cause de sa teneur en dioxine, une substance très toxique.

Dès 1961, les avions larguent leurs traînées blanches sur le sud du pays. En dix ans, on estime que 80 millions de litres de produits chimiques ont été déversés sur le Vietnam, ainsi que sur les zones frontalières avec le Cambodge et le Laos. Plus de 20% de la superficie du sud du pays a été touchée. Les retombées recouvrent des milliers de villages. La végétation meurt, laissant les populations sans moyens de subsistance et exposées à des taux de dioxine dévastateurs, à l’origine notamment de cancers et de malformations.

 

Un avion de l'armée américaine arrose une forêt vietnamienne d'un herbicide puissant, l'"agent orange", le 3 mars 1967.  (AFP / UPI)

 

Car, à l’époque, les dangers de ces substances pour la santé humaine défraient la chronique. “Dès 1963, la biologiste américaine Rachel Carson fait état dans son livre Printemps silencieux de toutes les études réalisées depuis 1945 sur les dangers du DDT, DDTP et autres pesticides”, souligne Valérie Chansigaud. “C’est un moment charnière où l’on commence à dénoncer ces produits”, pointe-t-elle. Les biologistes du monde entier observent, médusés, le déroulement de l’opération Ranch Hand, qui consiste à épandre six herbicides pour détruire la jungle vietnamienne.

Les biologistes popularisent le concept

Parmi eux, figure Arthur Galston, éminent professeur de biologie à l’université américaine de Yale (Connecticut). Jeune biologiste pendant la Seconde Guerre mondiale, il a lui-même aidé à développer les substances que l’on retrouve dans l'”agent orange”, explique David Zierler, historien américain et auteur du livre The Invention of Ecocide. “A l’époque, l’ambition est de nourrir une population mondiale qui ne cesse d’augmenter. En 1945, Galston pensait avoir créer une belle technologie qui sauverait des millions de personnes de la famine”, explique le spécialiste. “Quand il a découvert que l’armée utilisait cette invention au Vietnam pour tuer des gens, l’idée même que la technologie qu’il a développée pour l’agriculture – avec de bonnes intentions – était appliquée à la guerre l’a mis personnellement très en colère.”

Bert Pfeiffer à l’université américaine du Montana, Matthew Meselson à Harvard (Massachusetts)… Sur les campus, les pontes de la biologie sont aux premiers rangs de la contestation contre la guerre du Vietnam, explique l’historien. Mais avec leurs connaissances, c’est plus précisément contre l’utilisation des armes chimiques qu’ils vont se mobiliser. “Ils étaient choqués par la guerre du Vietnam en général, mais plus encore par ce que faisait l’armée américaine de l’agent orange’. Ils ont donné l’alerte dès 1964 et les autorités leur ont assuré : ‘Ne vous en faites pas, c’est sans danger pour la population.’ Ce à quoi ils répondaient : ‘Mais enfin, vous ne savez pas de quoi vous parlez !'”, poursuit David Zierler.

“Jeter des millions de litres d’herbicide sur le Vietnam avec des concentrations bien supérieures à ce que l’on utilise pour l’agriculture… Personne ne savait ce que cela pouvait causer comme dommage.”

David Zierler, historien

à franceinfo

Mais comment alerter le grand public et surtout, les autorités américaines ? Comment décrire une situation inédite ? A l’occasion d’une conférence scientifique à Washington en février 1970, Arthur Galston prononce alors un mot qui marque les esprits : pour stopper l’opération Ranch Hand, il propose de passer par la loi et suggère “un nouvel accord international pour interdire l’écocide”. Ce qu’il définit alors simplement comme “la destruction délibérée de l’environnement”, telle qu’elle est pratiquée au Vietnam par les Etats-Unis.

Car aucun texte ne permet alors de contraindre les Américains à arrêter l’usage de ces pesticides sur le peuple vietnamien, pas même le protocole de Genève qui, en 1925, a interdit l’usage des armes chimiques, après les horreurs liées à l’usage du gaz sarin et du gaz moutarde dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. “Est-ce que nos armes conçues pour tuer les plantes comptent au même titre que le gaz moutarde et le chlore ?, relève David Zierler. A cela, Arthur Galston répondait : ‘C’est cela qu’on appelle écocide’. Elles ont peut-être été conçues pour tuer des plantes, mais en désignant leur action comme un écocide, on met en lumière le fait que vous ne pouvez pas juste tuer les plantes et prétendre qu’il n’y aura pas de conséquences sur les humains.” 

 

Les biologistes Arthur Galston (au centre), Arthur Westing (à droite) et Everett Mendsoln (à gauche), lors d'une conférence sur la guerre du Vietnam, le 28 décembre 1972.  (CHARLES GORRY / AP)

 

La question d’un terme nouveau pour décrire la spécificité des atrocités commises au Vietnam agite les universitaires dès le milieu des années 1960. A l’époque, tout le monde a en tête les travaux de Raphael Lemkin, le juriste américain à l’origine du terme “génocide”, reconnue par l’ONU en 1948. Les milieux intellectuels et scientifiques français, proches de leurs pairs vietnamiens, en débattent activement.“Ce qui fait polémique en France – dans le sens scientifique du terme – parmi les intellectuels qui s’opposent à la guerre du Vietnam, c’est avant tout de savoir si l’armée américaine est en train de commettre un génocide”, explique l’historien Pierre Journoud, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 et spécialiste de l’Asie.

Tandis qu’Arthur Galston met en avant l’écocide outre-Atlantique, eux s’accordent à reconnaître, au cours d’une conférence sur les armes chimiques organisées à Orsay en 1970 (document PDF), “que l’on se trouve en face d’un génocide doublé d’un biocide”. L’idée étant de faire émerger un terme “qui puisse justement se distinguer de génocide, car tous voient bien que ce qu’il se passe au Vietnam est d’un tout autre ordre, qu’il s’agit de quelque chose de nouveau”, poursuit Pierre Journoud.

Inscrit dans le Code pénal d’une dizaine de pays

Quand les Etats-Unis mettent fin aux attaques chimiques sur le Vietnam, en 1971, soit quatre ans avant la fin de la guerre, la reconnaissance de l’écocide devient le combat des juristes et environnementalistes. L’année suivante, Olof Palme, Premier ministre suédois, reprend le mot à la conférence de Stockholm. Mais, si le débat sur l’écocide ressurgit sans cesse, jamais le mot ne parvient à s’imposer. “Constatant cet écueil dans le droit international, le Vietnam sera finalement le premier pays à décider de créer ce crime nouveau dans son propre Code pénal, en 1998”, Valérie Cabanes, juriste spécialisée dans l’environnement.

Le Vietnam devient ainsi le premier pays à reconnaître juridiquement ce crime commis sur son sol. “Il ne le nomme pas écocide”, précise la juriste. “L’article 342 de son Code pénal décrit le ‘fait pour toute personne en temps de paix ou en temps de guerre, de massacrer massivement des habitants d’une région, de détruire des ressources d’existence, et la vie culturelle et spirituelle d’une nation, de bouleverser les bases d’une société en vue de la détruire ou de commettre tout autre acte de génocide ou de destruction de la vie des êtres vivants ou du milieu naturel'”.  Surtout, “il qualifie l’écocide vietnamien de guerre contre une terre et des non-nés”, explique Valérie Cabanes.

“Une terre désigne un environnement qui est en même temps un habitat. Et les non-nés, ce sont les générations futures. Or, ces deux sujets ne sont d’ordinaire pas des sujets de droit. On ne peut pas aller en justice pour les défendre aujourd’hui.”

Valérie Cabanes, juriste spécialisée dans l’environnement

à franceinfo

Dans la foulée du Vietnam, huit autres Etats issus de l’ex-URSS, dont la Russie et l’Ukraine, ont inscrit leur version du “crime d’écocide” dans leur Code pénal. En 2010, la juriste britannique Polly Higgins a, à son tour, proposé à l’ONU que l’écocide constitue un crime contre la paix et demandé à la communauté internationale de légiférer en ce sens. Ailleurs, des juges ont reconnu des écocides, comme au Brésil, en Equateur ou au Guatemala. La Belgique débat actuellement de l’opportunité de se doter d’un tel concept. Alors que la France a, elle, décidé de privilégier la notion de “délit” environnemental à celle de “crime” dans son futur texte de loi. La menace a changé, explique Valérie Cabanes, qui pointe aujourd’hui non pas la force militaire, mais le poids des industriels. “Il devient nécessaire de réaffirmer la suprématie des droits humains sur le droit commercial, d’une part, mais aussi de reconnaître que nos droits fondamentaux sont conditionnés par le respect de normes supérieures définies par des lois biologiques”, écrivait-elle en 2018.

Obtenir réparation, avec ou sans écocide

A moins d’être rétroactifs, ces textes de loi qui reconnaissent l’aspect délictuel ou criminel des écocides ne changeront rien pour les victimes de l'”agent orange”, qui continuent de se battre dans l’espoir de faire reconnaître par la justice la responsabilité du gouvernement américain et des fabricants. S’appuyant sur les lois déjà existantes, des vétérans de l’armée américaine ont réussi à contraindre, en 1984, ces groupes de l’industrie chimique à les dédommager pour les conséquences graves de l'”agent orange” sur leur santé.

 

Des victimes vietnamiennes de l'"agent orange" devant un tribunal de New York, aux Etats-Unis, à l'occasion d'une audience, le 18 juin 2007.  (STAN HONDA / AFP)

 

En revanche, les victimes vietnamiennes n’ont jamais obtenu gain de cause. En 2009, la Cour suprême des Etats-Unis a ainsi débouté de leurs plaintes une association les représentant contre les 37 entreprises ayant fabriqué le défoliant. La justice américaine a estimé “que ‘l’agent orange’ n’était pas un poison au regard du droit international”, rappelle Valérie Cabanes.

Si la France n’est pas encore dotée d’un texte pénalisant l’écocide, une décision en faveur de Tran To Nga créerait un précédent pour des centaines de milliers d’autres victimes potentielles. Le tribunal d’Evry pourrait être le premier à reconnaître la responsabilité des fabricants dans la dispersion de l'”agent orange”. Une porte ouverte pour, peut-être, commencer à réparer les dommages multiples causés par l’écocide originel, plus d’un demi-siècle après.

Partager.

Comments are closed.

Exit mobile version