« Désordres fonciers souvent liés aux modes de transmission, à l’absence de régularisation foncière, à la nature des titres, à des successions non réglées et à de nombreux conflits d’héritages au sein des familles martiniquaises » : telles étaient les raisons, selon la préfecture, ayant présidé à l’organisation et la tenue de la première « Conférence de concertation élargie » sur le foncier. Une conférence dont l’objectif affiché par la représentation étatique est « d’aller plus loin dans la formulation de pistes d’actions concrètes, permettant de répondre à ces enjeux prégnants en Martinique. » Pour l’exécutif de la CTM, l’autre ‘’tête’’ de la gouvernance de cette Conférence, « il s’agira pour nous, mais surtout pour les générations futures de Martiniquais et Martiniquaises, de tirer de ce sujet capital des propositions concrètes sur la question du titrement, de l’indivision et du processus d’acquisition du droit de propriété en Martinique. » Et ledit exécutif d’ajouter que « l’actualité de ces derniers mois nous démontre l’importance d’avoir recours aux dispositifs légaux pour préparer sa succession, assurer la transmission de son patrimoine, tout en encadrant mieux les dispositifs existants, afin que les droits de tous soient respectés. » Une concertation locale qui, en outre, devrait être accompagnée par une « mission d’appui et d’expertise » devant prochainement être nommée par le Gouvernement « afin d’appuyer les acteurs locaux dans l’analyse de la situation du foncier en Martinique et de formaliser toutes les propositions réglementaires et législatives permettant de répondre à ces enjeux. » Les médias n’ayant pas été autorisés à assister aux échanges de cette Conférence, nous avons recueilli, à l’issue, les réactions et propos de trois acteurs majeurs de la rencontre : Jean-Christophe Bouvier, le préfet de Martinique, Rosalie Gaschet, la présidente de l’ASSAUPAMAR et Serge Letchimy, le président du Conseil exécutif de la CTM.

Jean-Christophe Bouvier :

« L’objectif c’est de faire des propositions concrètes, objectiver la situation et voir comment on peut l’améliorer » 

« Cette conférence était d’abord une prise de contact et l’annonce d’un mode de fonctionnement. (…) Le travail de fond va commencer dans le cadre de 4 ateliers, avec des groupes qui seront les plus solides possibles pour faire des propositions concrètes. (…) Le premier atelier va creuser l’état des lieux de la cartographie en Martinique ; le second traitera du statut d’occupant sans titre au statut de propriétaire, pour voir quelles sont les problématiques que ça pose concrètement en Martinique – est-ce qu’il y a des cheminements trop complexes ? Trop coûteux ? Est-ce qu’on peut améliorer tout ça ? – le troisième atelier va permettre d’aborder la question de l’indivision en Martinique – le GIP* qui a été créé à l’issue de l’adoption de la loi (sur la sortie de l’indivision, ndr) permet-il d’améliorer la situation ou pas ? – et enfin, un atelier sur le fait de sortir du tabou de la succession, c’est-à-dire prévoir et organiser la transmission de son patrimoine – est-ce que, là aussi, il peut y avoir une démarche d’information pédagogique qui permette d’avoir moins de situations d’indivision, (indivisions) qui au bout de 2 ou 3 générations aboutissent malheureusement à ce que nous connaissons, notamment dans les centres-villes, avec des maisons parfois splendides qui tombent en ruines faute de pouvoir organiser la succession ? (…) Les personnes doivent s’inscrire dans un seul atelier, sinon il va se poser un problème, très complexe, qui est celui de l’organisation de l’agenda. (…) Il nous faut aller au fond, donc si ‘’vous’’ devez, en plus, organiser les ateliers en fonction de l’agenda d’une personne qui serait inscrite dans 1, 2 ou 3 ateliers, vous imaginez que ça va devenir impossible. (…) Mais une association qui souhaite participer à plusieurs ateliers, peut inscrire un représentant dans plusieurs ateliers. (…) L’objectif c’est de faire des propositions concrètes, objectiver la situation et voir comment on peut l’améliorer. (…) Nous sommes prêts au niveau de l’Etat (…) à creuser les questions de la spécificité, de la territorialisation des politiques. Cette territorialisation peut prendre la forme de dérogations à la Loi, ou de lois nationales adaptées à la situation de la Martinique (…). Donc laissons les propositions se concrétiser ; on va les valider avant la fin de cette année, puis les porter au niveau des autorités responsables – pouvoir législatif, réglementaire, ou pouvoir local avec CTM, la Chambre des Notaires (…) -, on peut aussi améliorer les choses localement, bien souvent. »

 

Rosalie Gaschet :

« La problématique des martiniquais, c’est qu’on leur vole leurs terres »

« On s’attendait à ce que cette Conférence développe un peu les outils à proposer aux martiniquais, qui sont en attente. Et la problématique des martiniquais, c’est qu’on leur vole leurs terres. Donc l’Assaupamar a présenté ses travaux : Pourquoi on est volé ? Pourquoi le martiniquais ne peut pas acheter des terres ? Pourquoi il y a autant d’occidentaux qui arrivent pour acheter des terres en Martinique ? Et bizarrement, dans les thématiques qu’on nous propose on ne voit pas de Droit. Or toute cette problématique de terre volée vient du Droit. Donc il faudrait vraiment essayer d’intégrer ça. Nous ne savons pas comment nous allons faire, mais on va reprendre les choses en main afin de voir, avec les collectifs mécontents, comment on peut travailler et résoudre ce problème. (…) L’absence de thématique relative au Droit n’est pas une omission, nous pensons que ça a été fait volontairement. Si c’est le cas, ça voudrait dire que les ministères leur ont demandé d’éteindre le feu en Martinique, donc qu’il (Mme Gaschet parle du préfet, ndr) nous propose quelque chose rapidement. (…) Le fond c’est les terres volées des martiniquais, et c’est comment faire pour garder les terres. J’ai exposé 2-3 personnes, qui sont propriétaires dans toute la Martinique, mais le préfet n’a pas l’air de comprendre (…). Nous allons participer, parce qu’il faut toujours vérifier ce qu’ils font. Quels travaux vont-ils remettre aux ministres ? Nous voulons savoir ce qu’il se passe. Et nous voulons désapprouver, ou approuver, les choix qui auront été faits. (…) Pour moi-même, les thématiques des ateliers sont très vastes et floues. (…) La seule chose que j’ai comprise c’est le zonage et la cartographie. Le reste, je n’ai pas encore compris. »

 

Serge Letchimy :

« Nous soumettrons au Gouvernement des propositions très concrètes pour être légiférées ou réglementées » 

 

« Nous avons une situation en Martinique qui s’aggrave considérablement. Et de mon point de vue ça va s’accélérer ; on aura des dizaines de conflits de cette nature – ce qu’on a connu aux Trois-Ilets* – avec des victimes, du désordre, y compris les conséquences, qui malheureusement se terminent devant la Justice. On ne peut pas continuer comme ça, donc j’ai clairement dit à l’Etat, et plus particulièrement au préfet, qu’il fallait absolument qu’on ait une conférence élargie (…) La Martinique est en situation de danger sur le plan foncier, à cause du désordre qu’on connaît depuis très longtemps, lié à la fragilité d’accès au foncier. Il y a 40 à 50% de terres privées en indivision(s) et les titrements se résument très souvent à des papiers accordés avec des successions cumulées non réglées. Il y a une fragilité foncière dans le pays, à cause de cette histoire coloniale, esclavagiste etc. -, une fragilité qui fait que la puissance de la spéculation, de ceux qui viennent de l’extérieur et de ceux qui sont sur place, va ‘’exploser’’ le foncier. (…) Donc si on ne veut pas que ça arrive et que ça s’aggrave, nous avons tout intérêt à trouver des solutions. C’est dans ce cadre que nous avons mis en place cette conférence. (…) Il y a la question de la sortie de l’indivision – une loi existe, qu’il faut bien sûr améliorer -, il y a le Groupement d’Intérêt Public (GIP) qui a été mis sur pied ; maintenant il reste à savoir où l’on va, parce que les mesures à prendre ne sont pas suffisantes, parce qu’il y a des carences dans ce qu’on appelle la prescription acquisitive, ce qui fait que des gens peuvent être lésés. (…) Au bout de ces ateliers, de trois mois de travail, nous soumettrons au Gouvernement des propositions très concrètes pour être légiférés ou réglementées, parce qu’aujourd’hui on ne peut faire aucun règlement, aucune loi localement (…). Le cadastre existe en Martinique depuis 1974, donc il faut qu’on fasse un inventaire sur l’ensemble du foncier. Il y a aussi la question de l’accès aux terres, la question des conséquences et des solutions qu’il faut apporter pour protéger le patrimoine : faut-il oui ou non renforcer et réformer la SAFER* et les possibilités de préemption ? (…) Peut-on laisser faire des prescriptions acquisitives sans ‘’sas de contrôle’’ supplémentaire par rapport aux notaires ? Est-ce qu’il ne faut pas aller jusqu’à un statut foncier en Martinique pour l’accès au foncier ? (…) Ne faut-il pas une réforme foncière extrêmement importante, ne serait-ce que pour faciliter l’accès des jeunes agriculteurs à des terres agricoles ? Une centaine de jeunes agriculteurs ‘’sort’’ diplômée chaque année, mé yo pa ni piès tè… Donc l’enjeu est considérable (…) j’ai clairement dit au préfet et à l’Etat que nous voulons que l’Etat dépêche 2 représentants du gouvernement, pour qu’on puisse écrire très rapidement dans la ‘’niche législative’’ que prévoit monsieur Gérard Larcher au Sénat, afin qu’on puisse présenter le projet foncier de la Martinique. (…) Tout ce qu’on va proposer sur le plan de l’accès au foncier, de la protection du patrimoine, de la réforme de l’indivision etc., c’est du Droit ; c’est pour éviter justement que des choses tombent au niveau de la Justice et soient réglés uniquement par la Justice (…). Ce ne sont pas des ateliers et une Conférence pour se faire plaisir, et, au bout, faire un ‘’beau’’ document ou un rapport : je ne veux pas de ça ; si c’est ça je sors. Donc il faut absolument qu’on soit dans le concret, notamment le Droit. (…) Si je n’ai pas d’engagement clair, de traduction par le Premier ministre – qui s’est engagé puisqu’il va nommer les experts -, si ce n’est pas traduit en Droit au niveau national – ça ne peut pas l’être au niveau local puisqu’on n’a pas de compétences -, ce ne serait pas sérieux et je sortirai clairement de la gouvernance. »

 

Propos recueillis par Mike Irasque

 

*GIP : Groupement d’Intérêt Public. *Une allusion à ce qui est communément appelé le « dossier Hervé Pinto ». *SAFER : Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural.

 

 

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