Par Patrick Chesneau

C’était il y a deux ans. C’était hier et déjà une éternité. En ce 30 juillet 2021, sa courte barbe poivre et sel et ses yeux rieurs se sont retranchés de nos images familières, à la télé, sur scène, dans toutes les fêtes et les événements qu’il arpentait de sa bonhommie chaleureuse. Débonnaire mais exigeant. Jusqu’à l’intransigeance quand il s’agissait de la qualité de son oeuvre.

Artiste rigoureux. Méticuleux. Amoureux des arrangements soignés. C’est sans doute pour tout ça que Jacob Desvarieux est en nous. Nous l’avons toujours connu. Il fait partie de notre être insécable. Il nous a transporté. Il nous a fait vibrer. Comme les fleurs de canne ploient sous les alizés puis se redressent dans la quiétude alanguie d’un soleil de plomb. Ainsi il a rejoint les nuées rutilantes et pourtant, continue de nous habiter.

De ton apogée, Jacob, tu as à coeur de poser sur nous ton regard bienveillant. De ta voix rauque et délicate simultanément, tour à tour suave et rugueuse, de cette tessiture legèrement rapeuse avec un filet d’onctuosité, tu reprends pour nous, à l’infini, tes refrains préférés. Souffle puissant porté par toute la Martinique et la Guadeloupe. Et alors, invariablement, je me souviens…

D’abord, en 1981, il y eut notre rencontre initiale dans les studios de RCI, alors sis à Croix de Bellevue à Fort-de-France. Puis un jour, une anecdote personnelle. Jacob Desvarieux était l’invité du journal. Avant de préparer une interview qui s’annonçait succulente, il se trouve que j’étais allé au cinéma. Dans une salle du circuit Élizé, j’avais vu un film admirable, ” L’échelle de Jacob” ( réalisateur: Adrian Lyne ). J’en étais encore ému et m’en étais ouvert à l’antenne, devant lui. Naturellement, il en a ri. Instant prosaïque sans rapport avec les infos du jour. Dès lors, ce fut entre nous comme une blague-gimmick tout au long des années TCI puis ATV. C’était à chaque fois un bonheur primesautier de l’accueillir, le plus souvent en la réjouissante et attentive compagnie de Jocelyne Beroard.

Le style Jacob était volontiers désarmant. A la fois brut de décoffrage et ciselé. Une faconde inimitable. Truculent mais toujours fraternel. Pulsion création passion. Il était une force de persuasion, une conviction lorsqu’il se confiait sur ses ambitions de carrière, individuelle et collective.

Très tôt, le groupe, était en passe de tutoyer le mythe. Moi le produit d’importation ( sans octroi de mer ) sur ces terres d’accueil vanillées, presque veloutées en même temps que jonchées d’aspérités léguées dans la douleur par l’histoire, je me démenais les méninges pour saisir les subtilités chatoyantes de la langue créole.Tous deux, en artistes pédagogues, m’aidaient à comprendre leurs chansons. Répertoire prolifique. J’en mesurais instinctivement la portée. Du terroir natif natal, la trajectoire s’envolait par delà les océans. Ils me transmettaient un précipité de sensations brutes, sorte d’émulsion affective, comme pour m’aider à gravir symboliquement la Montagne Pélée et la Soufrière. J’incubais. Je regurgitais dans une nuée ardente. Poésie pyroclastique.

Le zouk est une énergie.

Certains ont la force mythologique de déplacer les montagnes. Le zouk, que Jacob & Co a inventé avec ses coreligionnaires de scène, déplace les foules comme l’antique patriarche des religions avançait en écartant les flots de l’océan devant lui. Zouk chiré, zouk béton, zouk love, chaque modalité sonore s’empare d’abord des peuples des Tropiques. Leur insuffle une inépuisable vitalité. Puis irradie par cercles concentriques. Cette pétulance se décline en quelques vocables choisis: rythme, cadence, scansion, mélodie, harmonie. Moments d’alchimie à base d’envolées de guitare dont il était un virtuose.

Lorsque nous partagions une fructueuse série d’entretiens en prélude au Grand Méchant Zouk prevu au Carbet ( en 1991 dans mon souvenir ) les paroles de Jacob m’offraient en condensé une sismographie de l’âme caribéenbe. Le zouk est une musicalité et son vocabulaire une trousse de survie.


Zouk la se sèl medikaman nou ni” … Phrase-étendard, oriflamme distinctive.

Je l’ai tant de fois scandé en me déhanchant comme une toupie qui refuse de tomber. Je m’essayais aux virevoltes qui conviennent ordinairement à tout bassin caribéen d’origine AOC. Prédicament d’un bonheur qui ne peut s’éteindre. Mieux, un univers sonore et mental qui indique la richesse de la psyché antillaise.


Au poil…de carotte. Jacob, avec tous tes complices de cette sublime aventure, sois millionnaire en remerciements engrangés. Ils disent notre engouement magistral pour Kassav, duquel tu es à jamais indissociable. Des Antilles aux confins du monde lointain nous nous sommes gorgés des rythmes inédits, élaborés à coups de fulgurances étincelantes dans l’alambic de ton art. Toi et tes compères magnifiques avez rendu possible ce qui semblait hors d’atteinte: le zouk , emblème musical de la Caraïbe, au même titre que le reggae, la salsa, le merengué, le kompa, le calypso et quelques autres.


La musique comme allégorie d’une culture foisonnante. Le zouk sur terre comme au ciel. Faire chavirer les corps tout en soignant les âmes.


Jacob, alors que tu as rejoins le firmament, je te garde dans les replis de mon affect antillais. Reste en bonne place dans mon panthéon intime.

Merci pour tout. Mèsi an pil. Mèsi an chay.

Patrick Chesneau

 

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