Une tribune poétique de Marie-José  Alie-Monthieux.

Les fous de Bassan sont des oiseaux migrateurs, ils enjambent la moitié de la planète pour abriter leurs amours, là où il fait bon pondre et vivre. 

Leur trajectoire les conduit immanquablement à envahir mon ciel entre le rocher planté dans l’eau et la femme couchée qui baigne sa chevelure au bout de la baie. 

Ils tracent, en bande, dans une invariable géométrie qui transforme le ciel en partition de musique .

Sauf qu’aujourd’hui, je ne les vois plus, ils ont disparu, nous avons dû commettre quelque part un crime qui les empêche et les envoie ailleurs; seul demeure de leur séculaire passage, le nom que l’on a donné au bras de mer qu’ils survolaient … On l’appelle « les fous » et plus d’un bateau s’y est fait bousculer car la mer y est méchante et imprévisible, juste quelques centaines de mètres où elle semble toujours en colère.

J’attends leur cris qui ne viendra plus, saisis mes clés de voiture, ferme la barrière côté rue et démarre prête à affronter les barricades.

J’ai tellement mal à l’épaule, à l’omoplate, à mon corps de travers que je n’ai dans la tête que l’urgence de rencontrer le magicien qui va me délivrer de la douleur, je me concentre.

Sur les réseaux sociaux on affirme que la première barricade est au rond-point de Rivière-Salée mais venant du Sud, j’ai une sortie d’autoroute avant le rond-point et celle la semble-t-il, est libre: passage ouvert  tant mieux, car c’est là que je vais, rue Schorlcher, encore une, il y en a dans toutes les communes mais cela c’est une autre histoire dont on parlera plus tard. 

Je  connais mal le bourg, quand j’étais enfant on le traversait pour atteindre le sud, le Diamant, les vacances et même si cela fait rire sur un île de 80 km de long c’est notre réalité il y a un sud, il y a un nord, point barre.

Sortie négociée, pas l’ombre d’un barrage. Soulagement car oui, on peut avoir quelques préoccupations momentanées, douloureuses, urgentes, personnelles alors même que le pays tout entier part cul par-dessus tête. 

Le jour,  les barrages sont tenus par les syndicats, grève générale.  Les  points de revendication ont plusieurs générations d’âge, sauf le tout nouveau  pass sanitaire, sinon le reste: la vie chère ouais! Hier j’ai payé 11 euros  un pack de yaourt.  Gaz, essence, chlordécone, sargasses, le chômage tout y passe parce que rien ne va. 

Ça c’est pour le jour. 

La  nuit, les barricades sont envahies par des cagoulés qui allument des incendies au pied des cités et tirent à balles réelles contre les forces de l’ordre qui ne sont pas si forces que ça…

Aux dernières news, radio-milan-point-com racontait comment les barrages se transformaient doucement en péage, 5 euros ou 10 ou 25 « Si tu veux passer madame et si t’as rien, donne ton corps ! »

Et ben oui, malgré tout cela j’ai trop mal et je dois consulter, voilà c’est comme ça, c’est la vie. 

Bon je suis dans une rue qui est la rue principale, ça doit être la rue Schoelcher, c’est toujours les principales les rues Schoelcher, une autre fois on en parlera, je vous dis. Donc  pas de panneau, aucune indication, la rue est déserte, anormalement déserte, il est quatre heures de l’après-midi.  

J’’aperçois un groupe de jeunes: trois, quatre motos.  Ils sont à cheval sur leur siège et discutent le bout de gras avec un pote à locks  magnifiques, debout, bien arrimé au trottoir. 

Je glisse vers eux, coupe le moteur dis « salut les gars » et demande:

-Est-ce que je suis bien dans la rue Schoelcher ?

– Ils  me répondent par l’affirmative, je leur explique que j’ai rendez vous chez l’ostéo au 29, que je ne vois pas les numéros. 

Ils  s’empressent, ils détaillent oui il y a deux ostéos , un peu plus loin – tu peux garer là madame – ils sont gentils, je dis au revoir et merci, parcours 50 mètres pour me garer effectivement devant la façade du praticien, et c’est en descendant de ma voiture que je réalise un truc qui me plie en deux de rire

Les types sur les motos …Ils étaient tous cagoulés ! de belles bonnes cagoules noires bien menaçantes de celles qui terrorisent le pays depuis une semaine. 

 Je ne sais pas comment j’ai raté l’info sur le moment,  mais visiblement ils étaient en réunion improvisée pour organiser la prise du rond point 100 mètres plus loin. 

Et d’ailleurs mon fou rire a été vite recouvert par les pétarades des motos et j’ai pu vérifier en les voyant passer qu’ils étaient bien cagoulés

C’est quoi la morale de l’histoire ? D’abord il n’y en a pas, ou alors ce serait trop long, et d’un coup je me suis mise à l’arrêt, à réfléchir à la peur, à l’audace,  à la colère,  à la lâcheté,  à l’outrance,  à l’arrogance qui sont le maillage serré du filet dans lequel on est tous coincés. 

Radio milan point com qui n’en a rien à foutre de la vérité  nous met sur des tonnes de pistes , la plupart sont des impasses mais j’ai eu envie de faire tout le chemin à l’envers.

J’ai coupé le moteur, et  rattrapé le fil de ma pensée :

Voilà comment nous vivions avant le covid : 

Avec des stratagèmes qui imitent merveilleusement bien le bonheur et  qu’on aurait tort de prendre pour de la cosmétique.  Non, on ne maquille pas, on habille la misère et on envoie les bras vers le ciel dans un rituel centenaire qui est notre rapport au monde: Novembre, on s’active, on illumine les cimetières, on convoque les esprits, on allume notre mémoire à coup de torches et de bougies entre les tombes, on se souvient et on boit du rhum parce qu’on est vivant. 

Décembre, on passe de maisons en maisons, maintenant c’est très organisé pour annoncer à toute population vivante que oui,  le messie est en train d’arriver, il vient pour nous sauver bientôt-bientôt,  et Michaud veille dans sa chaumière et raconte que tout au long de cette route magique, pour que nulle foi ne s’éteigne, on boit du shrub, du rhum etc…pour accompagner le miracle et on chante fort et les tambours s’excitent et on possède la vie. 

Ensuite, fin janvier commence le long chemin vers le carnaval, et les femmes s’endiablessent et les hommes portent jupe et soutien-gorge XXL et se dandinent pour aguicher la vie, et l’ on boit un peu de rhum, de chodo et de bière, pour inviter la gaieté et tenir le débridage loin du chagrin de l’ordinaire. 

Et puis mars, on prépare pâques, les crabes se cachent dans leur trou, la chasse est ouverte, dans les sous-bois la terre chuchote dans un cliquetis de pinces et de mandibules affolées, on va déguster le matoutou sur n’ importe quelle plage avec la glacière pleine à craquer et les copains autour et la famille aussi…

Une fois les cloches de Pâques remballées, on attaque les choses sérieuses. Le mois de mai est celui de la gravité, la disparition d’une capitale et de tous ses habitants en une nuit, une seule, ce n’est pas un ours qui danse comme dirait Césaire , la révolte des  esclaves avant l’arrivée de l’acte d’abolition ce n’est pas un ours qui danse, oh non !

Et les flambeaux traversent l’île de part en part, les drapeaux se dressent et bien évidemment ils ne sont pas bleu-blanc-rouge.  Et  toute cette histoire si lourde se raconte avec le gosier enflammé du rhum, du bonheur du fruit à pain, de la morue salée et de la chaleur des bras qui s’attrapent et se confortent. On est là, toujours là, rien ne nous a détruit, rien ne nous détruira.

Ensuite juillet on sort les vélos; les cyclistes viennent de partout pour attaquer Galochat, le morne impitoyable. Le  tour de la Martinique est une grande fête. 

Plus grande encore, et là on est en Août , est la fête du tour des yoles : ces invraisemblables bateaux sans quilles que les hommes et les femmes mènent à bois dressés et force de bras et de corps pour compenser la voilure qui fait rugir le vent.

Ensuite vient le temps des cyclones, de la colère des cieux et du tonnerre de Dieu. Bon  et puis après ?

Et bien après , on recommence. 

Et bien faibles sont les esprits chagrins qui pensent que nous ne sommes que des fêtards en attente du prochain pétard. 

Faibles, faibles d’esprit de qualifier nos rituels profonds qui signent notre rapport à la vie, de superficialités immatures ! 

Rien compris, pauvres âmes étriquées. 

Nous traquons la beauté avec un geste ample vers l’univers oui, oui !

Alors quand au bout d’une année d’interdiction de tout cela, d’empêchement ou cette qualité de vie que la nature nous propose mais que nous avons inventée pour créer des solidarités éphémères , quand on se retrouve au bout de cette année sans notre apparat , notre cérémonial de vie, notre chemin de pas.   Que croyez-vous qui arrive, sinon l’ extrême lucidité et la nudité de nos petites et grandes misères. 

Le covid aura été le révélateur inutile d’une réalité que nous avions su transformer,  c’est pour cela qu’il est l’ennemi à abattre,  l’ennemi numéro 1.  

Il ne reste que la vérité à poil et, franchement la lucidité n’a jamais favorisé le rêve, or nous humains et nous martiniquais, comme les autres, nous avons besoin du rêve.  

Les plus démunis se voient dans ce nouveau miroir et n’aperçoivent que leurs loques .

 Moins pauvres, mais tout aussi misérables  d’autres contemplent une sorte de déchéance morale porteuse de déprime. 

Aux plus à l’aise, le miroir renvoie comme une boule amère: le mépris du regard de l’autre. 

Et on danse ?

Comment elle est la vie sans ce dialogue sacré que nous avons installé avec elle ?

Sans nos rituels nous sommes déshabillés face à notre colère, nous sommes déshabillés face à nos misères, à l’injustice, face à la peur, face à la mort alors nous tentons une dernière posture.  Hors de toute raison nous mélangeons tous les raisins de nos colères, quitte à nous détruire nous-mêmes !  Jusqu’au sursaut de survie , car nous ne sommes pas candidats au suicide. 

En fait nous sommes tous là, attendant que la vie nous soit rendue, sans entendre qu’elle nous dit : 

  • Prends moi. 
  • Tant que tu respires tu peux tout inventer, tout commencer, tout aimer et jeter les oripeaux aux quatre coins de la folie.  

Nous avons à construire un autre modèle économique,

nous avons à valoriser nos rituels qui sont l’essence même de notre conversation avec le reste du monde. 

Nous  avons à être nous, sans avoir besoin de regarder dans l’assiette du voisin. 

Nous avons à partager la responsabilité de ce qui nous arrive aujourd’hui,  pour dire oui à demain ensemble. 

Je ne sais pas, mais je crois que nous le devons à nos ancêtres , mais plus encore nous le devons à nos enfants. 

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