Julien Suaudeau

Nous devons apprendre à nous accepter dans notre diversité au lieu de nous obséder avec l’intégration d’une altérité fantasmée.

illustration : Exposition temporaire «Ma proche banlieue» Patrick Zachmann–Photographies 1980-2007 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. | Jean-Pierre Dalbéra via Wikimedia

Comme chaque année, l’enquête Fractures françaises, réalisée par Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut Montaigne, est revenue sonner le tocsin des angoisses hexagonales.

«On ne se sent plus chez soi comme avant» (64% des personnes interrogées). «Les immigrés ne font pas d’efforts pour s’intégrer en France» (66%). «On» et «ils», «eux» et «nous»: au début de son essai paru en 2016, Tristan Garcia montre bien que ce «nous» n’est pas l’expression d’un collectif qui transcenderait les individualités, mais l’exclusion d’une altérité qui nous définit et nous délimite par l’extérieur.

Au fait, qui est-«on»? Qui sont-«ils»? Comment sortir de cette guerre de positions politico-médiatiques? Le questionnement, noyé dans la cacophonie décliniste, n’a aucune chance d’exister. Mieux vaut hurler et gesticuler que penser.

Cette logique électorale, souvent aussi journalistique (songeons à la prolifération, en couverture de nos hebdomadaires, des unes sensationnalistes sur la submersion migratoire, la montée des communautarismes, la dilution des valeurs françaises dans la globalisation), est imparable. Le «pays profond» ne fait que valider les prédictions de nos éditorialistes-oracles. Nous courons à notre perte et l’apocalypse nous attend. Comment pourrait-il en aller autrement, puisque les sondages le disent?

Rejet de l’Autre fantasmé
En paraphrasant Lacan, on pourrait avancer l’hypothèse que nous sommes passés du stade de l’insécurité culturelle à celui de la panique identitaire. Le moi français, anxieux, paranoïaque et pessimiste, fantasme sa corruption, son empoisonnement, sa désintégration au contact d’un Autre redouté et honni.

Le refrain est connu depuis quarante ans. Notre modèle d’intégration est en crise. Mais que veut dire s’intégrer quand on sait très bien que les populations que nous appelons «immigrées», à qui nous pensons comme «eux», sont en réalité aussi Françaises que nous? Les chiffres officiels le montrent, la France accueille moins de personnes venues de l’étranger que la moyenne de l’Union européenne (UE).

«Eux», ces populations qui, à nos yeux, doivent s’intégrer et ne s’intègrent pas, ce sont en réalité ces millions de Français·es ouest et nord-africain·es qui ont obtenu la nationalité par le droit du sol et qui vivraient enfermé·es derrière «la clôture communautaire» chère à Gilles Kepel, dans la nostalgie du bled, reniant chaque jour les valeurs de la République en cultivant leurs allégeances ethno-religieuses.

Comment demander à un individu qui appartient déjà à la communauté nationale de s’y intégrer? L’injonction n’a aucun sens, sauf à imaginer une prime à l’origine. Gauloise? Blanche? Catholique? «Ils ne s’intègrent pas» en dit beaucoup plus long sur la personne qui parle que sur celle que la phrase désigne. Elle signifie, avatar de la litote entrepreneuriale, que ce dernier «ne correspond pas au profil que nous recherchons».

«Nos ancêtres les Gaulois»
Les Cassandre du grand remplacement, cette théorie raciste et identitaire, ne se rencontrent plus depuis longtemps dans les seuls rangs de l’extrême droite. On se souvient du ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale sous le premier gouvernement de François Fillon, lamentable trouvaille qui avait été supprimée trois ans après sa création, en 2010.

On se souvient du «nos ancêtres les Gaulois» lancé en 2016 par un Nicolas Sarkozy alors en reconquête, avant les primaires de son parti pour la présidentielle de 2017.

primaires de son parti pour la présidentielle de 2017.

On se souvient du tract «Pour que la France reste la France» que Les Républicains avaient diffusé en 2018 à l’initiative de Laurent Wauquiez, toujours aux abois et à la remorque de Marine Le Pen.

Cet été, on a eu droit sur Twitter aux commentaires de deux fers-de-lance du «c’était mieux avant». Nadine Morano, le 19 juillet, s’en est prise aux «tenues de cirque» de Sibeth Ndiaye, la porte-parole du gouvernement.

Un mois plus tard, c’est Éric Ciotti qui s’est présenté dans un autre tweet en Charles Martel 2.0, ultime rempart face aux hordes de barbares massées au pied de la citadelle France: «À l’heure où certains veulent nous imposer une culture qui n’est pas la nôtre, nous avons le devoir de protéger notre identité.»

À ces tristes clowns ultraconservateurs et über-français, qui ne savent raisonner, comme leurs ancêtres des ligues de l’entre-deux-guerres, qu’en termes unidimensionnels et essentialistes, on rappellera ceci: c’est la France qui, dans son expansion coloniale, s’est jetée à la rencontre de ces peuples perçus aujourd’hui comme une menace.

Le revirement du président Macron
Trop tard. «Ils» n’ont pas attendu les «migrants économiques» pour devenir «nous». Il y a longtemps que «le principe d’échange», formulé en 1920 par le légiste Edmond Locard, a fait son œuvre. Lorsque deux corps entrent en contact l’un avec l’autre, il y a nécessairement un transfert entre ceux-ci.

Depuis le «contact» dont Aimé Césaire parle dans son Discours sur le colonialisme, la France ne peut plus être la France. Elle est devenue autre chose. Nous autres Français·es, quelles que soient nos origines, portons la trace de cet événement fondateur. Nos identités ne peuvent se construire qu’en acceptant sa résonance et son onde de choc historiques, en faisant nôtres l’hybridation qu’elles impliquent.

Si, aux États-Unis, la population blanche a tendance à oublier d’où elle vient et que d’autres étaient là avant elle, les individus qui souscrivent ici au mythe du «Français de souche» oublient où leurs ancêtres sont allés. L’entreprise coloniale a altéré l’ADN français de façon irréversible. Si tant est que ces abstractions-là aient jamais eu une réalité, il ne pourra plus jamais y avoir d’identité française au singulier, de culture française, d’être-français·e.

Une langue? Oui, mais multiple, vivante, traversée par le monde, la variété de ses voix, de ses accents, de ses écrits. N’en déplaise aux grincheux·ses professionnel·les, aux rentièr·es de la dislocation, le temps de la nature et de l’essence est révolu. La pureté est une aspiration dangereuse. Ses nostalgiques sont les personnes qui battent en brèche ce fameux «vivre-ensemble» dont elles se réclament.

Emmanuel Macron, à qui la droite a assez reproché pendant la campagne présidentielle son reniement de la culture française, cédera-t-il à la démagogie ambiante sur le thème de l’immigration? À l’heure où l’UE envisage d’articuler la question migratoire à la préservation du mode de vie européen, les déclarations récentes du chef de l’État devant les élu·es de la majorité semblent témoigner d’un inquiétant revirement, que la mise au point formulée par l’aile gauche de LREM ne suffit pas à contrebalancer.

Dans cette tribune «Pour penser l’immigration du XXIe siècle avec humanité et efficacité», les signataires se focalisent sur les «migrants économiques» et sur leur intégration «dans les territoires». La prise de distance par rapport au verbe présidentiel est louable et sûrement sincère. Mais, tout en intégrant les populations qui arrivent aujourd’hui, nous devons apprendre à accepter comme une partie de nous-mêmes celles qui sont arrivées hier ainsi que leurs enfants nés français. «Ils» sont français, ni plus ni moins que nous, sans clause d’origine ni d’ancienneté, sans avoir à décliner sans cesse leur pays d’origine. Nous sommes un seul et même peuple. Notre universalisme, s’il veut exister dans le réel et pas seulement dans le ciel des valeurs, est à ce prix.

Avec la montée des périls environnementaux et le creusement des inégalités, il devient urgent de nous inventer un avenir commun, en dépassant les antagonismes stériles et les obsessions identitaires. Pourquoi ne pas commencer par faire entrer dans le dictionnaire un mot qui n’a pas encore d’existence officielle: «afro-français»?

Nous sommes Français·es et en même temps Africain·es, et en même temps une multiplicité d’autres identités qui ne cessent d’aller et venir en nous. Cette prise de conscience ne serait pas l’application la moins pertinente de la philosophie présidentielle. Le regretté Rachid Taha le savait bien, lui pour qui les identités nationales comme les identités individuelles ne s’épanouissent que dans la fluidité, l’élan et le renouvellement permanent.

 

 

 

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