SEGA – SOFIA

 Des masques brûlent durant un rassemblement contre les restrictions sanitaires dans

l’Idaho, le 6 mars. NATHAN HOWARD / GETTY IMAGES / AFP


Cet article est issu du Réveil Courrier, 
notre sélection des meilleurs articles de la presse étrangère.

Chaque semaine, Courrier international vous propose un billet qui s’interroge sur  notre condition moderne en s’appuyant sur

des œuvres littéraires, scientifiques et, bien sûr, philosophiques.

Ce samedi, l’historien bulgare Yassen Borislavov* constate que,

grâce à la pandémie du Covid-19, la bêtise nous est apparue sous sa forme la plus

pure et la plus parlante.

  La situation très particulière dans laquelle nous nous sommes retrouvés l’année dernière à cause de la pandémie

du Covid-19 a aussi ouvert des possibilités uniques. En quelques mois, le monde entier est devenu un laboratoire à

ciel ouvert où l’on a pu mener toutes sortes d’expériences, non seulement médicales mais aussi sociales, psychologiques, technologiques, éducatives et économiques. On a eu ainsi une formidable occasion d’étudier la bêtise – la bêtise comme un phénomènesocial spécifique.

Je parle ici de la bêtise collective, celle que peut produire de concert une communauté entière. Je ne dis pas que

c’est la première fois qu’une telle occasion se présentait, ni que cela n’avait jamais été fait auparavant, mais, en cette situation exceptionnelle, la bêtise – notamment dans sa forme collective – nous est apparue sous sa forme chimique la plus pure et la plus parlante. Le fait qu’elle a été  portée par les réseaux sociaux a beaucoup joué aussi.

  Autrement dit, l’imbécile d’aujourd’hui n’est pas juste un imbécile – il est un imbécile digital.

  La sottise n’est pas un sujet nouveau ni vraiment original. Il va de pair avec l’avènement de la modernité, et même si

Érasme n’est sûrement pas le premier philosophe qui se soit penché dessus, son ouvrage Louange de la sottise

[plus connu sous le nom d’Éloge de la folie] est certainement celui qui a le plus marqué les esprits. Ce texte

classique du XVIe siècle a connu de nombreuses interprétations, mais sa thèse principale – à savoir que si

l’humanité a survécu, c’est grâce à sa bêtise – n’a jamais perdu de son actualité.

Même si cela peut paraître paradoxal, oui, la bêtise est un moteur du progrès. Les prophéties, pleines d’ironie et

d’autodérision du penseur humaniste, sonnent toujours étonnamment juste à nos oreilles : la bêtise est partout, elle

est une force, prisée des dieux comme des hommes, elle rend la vie supportable ; elle “habille la corneille de plumes

volées à son prochain, blanchit comme neige la peau de l’Éthiopien et transforme la mouche en éléphant”, écrit

Érasme… La bêtise se suffit à elle-même. Et étudier la bêtise revient, de fait, à étudier l’être humain.

Le café ? Une mode passagère

La bêtise a beau être un phénomène universel, chaque époque produit ses propres sottises – qui sont parfois le fait

  de gens intelligents. Voltaire disait, par exemple, que la mode du café était passagère ; à la même époque, Louis XV

interdisait la vente de pommes de terre parce qu’on les suspectait de propager la lèpre (en raison de leur

apparence). Il a fallu attendre la Révolution française et Parmentier pour que le pays ouvre les yeux sur les bienfaits

de ce tubercule.

La bêtise donc, phénomène universel, n’a cessé d’évoluer : celle d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui. Par le passé, elle

était plus personnelle, voire particulière à chaque individu ; de nos jours, il s’agit plutôt d’un phénomène collectif,

parfois de classe. La bêtise moderne est une bêtise de masse ; la postmoderne, elle, est globale.

  Finalement, toutes les définitions de la bêtise reviennent à cette même absence de raison et de bon sens que nous

avons vu proliférer durant la crise du Covid-19. Qu’est-ce qu’on n’a pas entendu comme sottises ! Le virus est une

arme biologique, les vaccins servent à implanter des puces dans le cerveau, les ondes 5G sont responsables de tout, la

théorie QAnon ; le virus n’existe pas, c’est une conspiration,les masques ne servent à rien, en revanche boire de l’eau

de Javel en petite quantité nous protège… Tout et son  contraire.

  Comment identifier l’imbécile moderne ?

L’imbécile d’aujourd’hui est-il vraiment différent de son homologue d’antan ? À une exception près, pas vraiment. Notre imbécile à nous vit en ligne, et c’est ce qui le rend si puissant. Sa puissance a même fini par rendre la Terre plate, un plateau sur lequel trône sa seule bêtise. Voici un petit guide pour mieux identifier notre

imbécile moderne :

1. L’imbécile sait. C’est sa première et plus importante caractéristique. Autant les experts doutent et tâtonnent en attendant de nouvelles études et données empiriques, l’imbécile, lui, est sûr de son coup. Tchekhov avait dit que l’homme intelligent aime apprendre, alors que l’imbécile aime donner des leçons. Et c’est ce que nous avons vu de la manière la plus éclatante avec la crise du Covid : autant l’expert sait que le savoir à ses limites,

autant l’imbécile, lui, se contrefiche de ces frontières. Il est partout chez lui.

2. L’imbécile a des arguments. Mais le plus souvent, il tient ses arguments d’un autre imbécile – lu sur la Toile. C’est la particularité de la sottise moderne : elle fonctionne en réseau. C’est un bloc monolithe, un véritable

facteur social.

3. L’imbécile est persuadé qu’on lui cache la véritable réalité des choses.

4. L’imbécile se drape souvent dans les oripeaux de l’expertise – on l’a vu pendant la pandémie. C’est là que sa bêtise devient

véritablement dangereuse.

5. L’imbécile tient à partager sa bêtise. Pour cela, il profite pleinement de l’absence de hiérarchie et de discernement sur la Toile. C’est un véritable paradis pour lui : sur ce terrain, la moindre des sottises peut devenir thermonucléaire grâce à la viralité du réseau. (On n’a pas encore inventé

de mot pour ce type de processus : “post-vérité” ne reflète qu’une

partie du phénomène.)

  6. L’imbécile tente toujours de plaider sa cause du point de vue de la morale. C’est sa posture favorite. L’imbécile

moraliste est néanmoins extrêmement toxique. Lui rappeler que bon nombre de crimes contre l’humanité ont été

commis au nom de principes moraux ne sert pas à grand-chose.

Que faire dans un monde constamment enclin à sombrerdans la bêtise ? Comment la combattre et faut-il le faire,

d’ailleurs ? Peut-être pas. La bêtise est le propre de l’homme, comme dirait le philosophe, c’est peut-être même

un droit. Elle peut causer beaucoup de torts, à soi-même comme aux autres, mais peu à ma connaissance ont dû

répondre devant un tribunal pour avoir été bêtes. La bêtise, il faut apprendre à vivre avec. Ou plutôt à l’éviter en

essayant de l’identifier avant qu’il ne soit trop tard.

* Yassen Borislavov est professeur d’histoire à l’université de Sofia. Ancien journaliste, il continue de collaborer à

plusieurs journaux bulgares, dont le quotidien Sega. Il est l’auteur d’ouvrages consacrés au vin, à la philosophie et

au rire.

Yassen Borislavov

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