Depuis 1975, l’archipel du Pacifique dissèque sans tabou son passé colonial et tente de réparer les dommages culturels et économiques faits à la population maorie.

Par Ulysse Bellier

Il y a cent cinquante ans, il était strictement interdit d’enseigner la langue maorie dans les écoles néo-zélandaises ; aujourd’hui, le reo maori est la deuxième langue officielle du pays, elle s’affiche aux frontons des administrations et est devenue un motif de fierté nationale. En Nouvelle-Zélande, la culture maorie revient de loin ; étouffée par plus d’un siècle d’hégémonie britannique installée par le traité de Waitangi de 1840, ce n’est qu’à la fin du XXe siècle qu’elle a pu reprendre sa place dans le pays, sans violence ni combat.

Le processus en cours en Nouvelle-Zélande a permis une sortie par le haut d’un passé trouble

Cette décision majeure est issue d’une commission d’enquête permanente ouverte en 1975, le tribunal de Waitangi. A la faveur de cette revisite du récit national, le pays s’est affirmé comme proprement biculturel ; à l’heure où le passé colonial ou esclavagiste interroge et ébranle nombre de pays occidentaux, le processus en cours depuis quarante-cinq ans en Nouvelle-Zélande a permis une sortie par le haut d’un p d’un passé trouble

Celui-ci commence donc en 1840, quand, à peine installé sur cet archipel du Pacifique, des colons britanniques envoyés par Londres signent avec cinq cents chefs maoris le texte fondateur du pays : le traité de Waitangi. Si son interprétation fait l’objet de vives controverses, l’accord établit, grosso modo, une autorité britannique, tenue de protéger les pouvoirs et traditions autochtones. Un texte symbolique, qui évitera aux Maoris le quasi-génocide d’autres peuples autochtones (comme les aborigènes d’Australie), mais n’empêchera pas une domination coloniale.

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Inspection des troupes maories, en Angleterre, le 12 décembre 1940. AP

Une histoire « qui fait partie du décor »

A partir des années 1960, après deux guerres mondiales dans lesquelles ils ont pris part, les Maoris « se mettent à revendiquer leur culture, leur langue et leur terre, et cela fait effet boule de neige dans un contexte mondial de réveil des identités autochtones », raconte Francine Tolron, l’une des rares spécialistes françaises de la Nouvelle-Zélande, professeure des universités à la retraite. A la faveur de ces revendications toujours plus fortes et d’une marche historique vers la capitale, Wellington, le gouvernement travailliste acte la création du tribunal de Waitangi. Son but : établir les manquements de l’Etat aux promesses du traité du Waitangi en remontant jusqu’à sa signature, en 1840. Une forme d’imprescriptibilité des faits, à la manière des crimes contre l’humanité dans le droit français.

« Le système politique néo-zélandais a très largement soutenu ce changement », selon Michael Belgrave

Commence alors un long processus : des plaintes déposées – par des Maoris uniquement –, des enquêtes historiques documentées, précises, qui aboutissent, après des années, à des recommandations d’actes concrets à mener pour le gouvernement. Celui-ci prend alors la main et négocie avec les tribus des retours de terres, des compensations, des changements législatifs. « Le système politique néo-zélandais a très largement soutenu ce changement », conservateurs comme travaillistes, note Michael Belgrave, historien à l’université Massey, en Nouvelle-Zélande, et ancien expert pour le tribunal.

Le travail d’une nation sur elle-même ne fut pas pour autant chose facile. Durant ces années, « les Néo-Zélandais se sont battu la coulpe, se souvient Francine Tolron. J’ai connu cette période, dans les années 1990, où il y avait une culpabilité générale des Pakeha [les non-Maoris], qui prenaient conscience, grâce à beaucoup de grands historiens, des horreurs commises pendant la colonisation ».

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La reine d’Angleterre, Elizabeth II, et le duc d’Edinbourg arrivent à Waitangi, le 6 février 1990, pour fêter l’anniversaire des 150 ans du traité de Waitangi. Derrière eux, des Maoris manifestent. STEPHEN HOLLAND/AP

Désormais, « pour la plupart des Néo-Zélandais, [cette histoire-là]fait partie du décor », note Michael Belgrave. Le travail du tribunal fut le moteur d’une renaissance de la culture maorie, désormais omniprésente dans le pays, mais le modèle n’a jamais été vraiment exporté au-delà des frontières, comme le regrette Francine Tolron : « Les Néo-zélandais sont très nombrilistes, très insulaires. Ce pays est un fer de lance sur ces questions-là, mais ils ne font pas connaître leurs actions, c’est dommage. »

Deux milliards de dollars transférés

Dans d’autres colonies britanniques, des groupes ont mené un travail similaire. La Commission de la vérité et de la réconciliation, mise en place par Nelson Mandela en 1995 en Afrique du Sud, « relevait de cette démarche-là », note Francine Tolron, autrice de L’Idée de réconciliation dans les sociétés multiculturelles du Commonwealth (Armand Colin, 2002). Pour elle, c’est évident : il serait bénéfique de s’inspirer de la Nouvelle-Zélande « partout où s’exprime le besoin de mettre à nu les blessures du passé », y compris en France.

Le processus ne s’est pas arrêté à des excuses ou des actes symboliques

« Il y eut des choses similaires aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, mais sur des compétences resserrées. Aucune n’a eu l’importance du tribunal, souligne, de son côté, Michael Belgrave. Il a donc été aussi beaucoup plus efficace. » D’autant que le processus ne s’est pas arrêté à des excuses ou à des actes symboliques. « En environ trente ans, quelque chose comme 2 milliards de dollars [1,1 milliard d’euros aujourd’hui] ont été transférés », poursuit l’historien.

Au sud d’Auckland, la plus grande ville du pays, les grandes plaines du Waikato ont été rendues aux tribus locales, plus de cent ans après avoir été spoliées, et l’université implantée sur place est devenue locataire. A l’issue d’un autre rapport, les Maoris ont pu prendre le contrôle d’environ un tiers de l’industrie de la pêche.

Malgré toutes ces actions, les Maoris de Nouvelle-Zélande, qui constituent aujourd’hui une part croissante de la population (16,5 % en 2018), restent en marge de la société : ils sont plus pauvres, en moins bonne santé, moins diplômés. « Le changement [introduit par le tribunal] a été positif, salue Michael Belgrave. Mais tant que nous ne verrons pas de changement significatif dans la situation économique et sociale des Maoris, nous n’avons aucune raison de nous féliciter. Il reste encore beaucoup à faire. »

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