FOOTBALL L’homme d’affaires espagnol a un parcours atypique, entre business, amitiés haut placées et militantisme indépendantiste

William Pereira

Publié le 08/06/20 à 08h05 —

Jaume Roures, le patron de Mediapro, le 11 avril 2019 à Madrid.
Jaume Roures, le patron de Mediapro, le 11 avril 2019 à Madrid. — GABRIEL BOUYS / AFP
  • Mediapro, qui a acquis l’an dernier les droits TV de la Ligue 1 pour la période 2020-2024, a annoncé il y a quelques jours un partenariat avec TF1 pour la diffusion des matchs.
  • Le grand patron de ce groupe espagnol, Jaume Roures, est en train de devenir un personnage central dans le milieu du football français.
  • Emprisonné sous Franco, parti un temps au Nicaragua avec les Sandinistes et Catalan convaincu, cet homme d’affaires cultive autant ses réseaux que sa discrétion.

Si l’ubiquité portait un nom, elle s’appellerait sûrement Jaume Roures. Le patron de Mediapro, décrit sur son site officiel comme « un des groupes audiovisuels les plus importants d’Europe », est à la tête d’un empire qui part d’Espagne, est implanté dans 26 pays et vient d’étendre ses frontières à la France où il a acquis la plupart des matchs de Ligue 1 et Ligue 2 sur la période 2020-24 pour 800 millions d’euros. Il tente depuis des années une percée en Serie A, mais la détermination de Sky Italia et le scepticisme des instances locales le freinent pour le moment. Ça finira bien par venir. Roures finit toujours par s’installer. Partout.

Mediapro édite des chaînes de télévision, produit des émissions, des séries (dont The Young Pope, avec HBO), des documentaires et des films. Sa persévérance l’a même conduite à se lier d’amitié avec Woody Allen, même s’il faut aussi y voir l’œuvre du hasard. Il aura fallu que ce dernier s’emballe pour un de ses petits films (Los lunes al sol) dans une interview, pour que le Catalan entre en contact avec Allen, confie son admiration et, moyennant un peu de rentre-dedans, le convainque de travailler à ses côtés. Naissent de leur collaboration trois films, dont Vicky Cristina Barcelona, en attendant un quatrième à venir qui sera tourné du côté de San Sebastian. Et quelques mots doux de Woody dans Vanity Fair : « Ça a été une grande expérience, il dirige une compagnie dynamique et extrêmement sensible aux besoins de l’artiste. Ça a été un plaisir. »

Percée dans le foot espagnol

On ne devient pas l’homme fort du foot à la télé et pote de cinéaste renommé par hasard. Comptez 100 heures de travail hebdomadaire, un téléphone capable d’encaisser la surchauffe, un permis de conduire – il aime ça et n’a pas donc pas de chauffeur – et beaucoup de cran. 1988. Roures travaille depuis cinq ans pour la nouvelle chaîne catalane TV3, où il devient directeur de la production des programmes d’informations puis des sports quand il se pointe devant le président de la Liga de l’époque avec son acolyte et aujourd’hui bras droit, Tatxo Benet, pour « acheter les droits du football ».

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Le boss de la Ligue espagnole s’esclaffe mais l’envie de rire lui passe bientôt. La Forta (Fédération des organismes de radio et de télévision des autonomies), dont fait partie TV3, finira par coiffer l’indétrônable TVE et remporter les droits de la Liga cette même année. Cette année 1988 est prolifique pour Roures, puisqu’il réussit également à négocier les droits du FC Barcelone directement avec le club. Costaud.

Amitié avec Cruyff

C’est d’ailleurs de là que naîtra l’idée de Mediapro, laquelle voit le jour en avril 1994 et dont le lancement suscitera le fantasme d’une participation financière de Johan Cruyff ​ pour aider la boîte de son ami à décoller, ce que Roures qualifiera de « canular ». La partie sur son amitié avec feu le Hollandais volant est en revanche réelle. « Ça remonte à l’époque où on gérait les droits TV du FC Barcelone [pour TV3]. Un de mes parents, supporter du Barça et entraîneur des jeunes, était à l’hôpital en phase terminale d’une maladie. J’ai demandé à Cruyff s’il pouvait aller le voir et il n’y a pas réfléchi à deux fois », raconte-t-il en se défendant de « vouloir une histoire à faire pleurer ». Ni d’histoires tout court.

S’il peut en dire le moins sur lui, il ne s’en prive pas. Sur le site de sa société, son nom apparaît au milieu de mille autres et sa « bio » est d’un laconisme évocateur. « C’est un personnage obscur, nous dit un journaliste espagnol qui préfère taire son nom. Ses soutiens le disent très loyal, ses opposants sans scrupules. C’est difficile de se faire un avis neutre. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il a du pouvoir ».

Et qu’il sait se montrer convaincant. Quand il débarque le 12 décembre dernier devant l’assemblée générale de la LFP pour y présenter son modèle économique pour le foot français, pas grand monde ne sait quoi penser du bonhomme. Fulvio Luzi, président de Chambly (Ligue 2) : « On était tous un peu sceptiques avant son intervention mais à la fin, tout le monde l’a applaudi. C’était une présentation très informelle d’une heure, rien de suffisant pour émettre un jugement sur l’homme. On verra dans les mois et années à venir. » Et on le verra sur « Téléfoot », la chaîne payante (aux alentours de 25 euros par mois) née du partenariat fraîchement annoncé avec TF1, accessible dès août.

La guerre du football

Dans la grande histoire de l’influence de Mediapro, les années 2006 et 2007 revêtent une importance capitale. D’un point de vue structurel, d’abord, car c’est là que Roures développe un empire médiatique ancré très à gauche, par opposition au rival centriste et alors PDG de Prisa (El Pais, entre autres), Juan Luis Cebrian. En 2006, le gouvernement Zapatero accorde à Roures, via appel d’offre, le sixième canal analogique libre de la télévision : la Sexta – qu’il finira par céder à Antena 3 tout en conservant une participation

Puis, en 2007, il lance le journal Publico dont il ne reste aujourd’hui que la version digitale – le papier s’est envolé en 2012 avec la crise – et où un certain Pablo Iglesias (Podemos) a présenté de 2016 à janvier 2020 un programme Otra vuelta de tuerka. Une émission qui s’est soldée par une interview de… Jaume Roures himself (si vous parlez espagnol et avez un bon canap’, on vous conseille la vidéo ci-dessous.)

Sur le terrain des droits TV, ensuite, ce millésime marque le début de la « guerre du football » contre Prisa. Notre source raconte le coup de maître du boss Mediapro. « Le Barça et le Real ont signé en 2006 les contrats de télévision les plus chers de l’histoire du football [1,1 milliard d’euros sur sept ans pour le Real, 1 milliard pour le Barça]. Du jour au lendemain, ils sont devenus les mieux payés du monde par les télés. Tout ça, c’est l’œuvre de Roures. Mais ça a aussi contribué à augmenter les inégalités au sein de la Liga », à une époque où des Valence et La Corogne faisaient mieux que résister aux deux mastodontes.

Le groupe audiovisuel ne sort pas indemne de ce conflit et entre en cessation de paiements en 2010, après avoir notamment été traîné en justice par Prisa qui reprochait au groupe ennemi d’avoir enfreint les règles en négociant directement avec les clubs. Une alliance avec beIN Sport permettra à Mediapro de rebondir pour acquérir les droits de la Liga en 2015, alors que les règles du jeu ont changé : les droits TV sont désormais mutualisés sous l’impulsion du gouvernement et de Javier Tebas, le patron de la Ligue, et les négociations individuelles mises hors-jeu. « Dans un sens, il a fini par rectifier le tir en étant acteur d’une meilleure redistribution des richesses », nous dit le journaliste espagnol.

Capitaliste-trotskiste, et alors ?

Jaume Roures n’est plus à un paradoxe près. Le puissant homme d’affaires qui vend 53,5 % du groupe audiovisuel Imagina (Mediapro) pour un milliard d’euros en 2018 et explique la même année que non, payer 25 euros par mois pour du football à la télé, ce n’est pas cher, se revendique trotskiste comme à la première heure, celle de la lutte contre la dictature et de ses sept passages dans les geôles franquistes. Déjà peu disert, il s’y voit affublé d’un surnom à la mesure de sa mélancolie – « Melan » – et profite des séjours entre quatre murs pour bouquiner et jouer aux échecs.

Franco tombé, l’Espagne prendra le chemin de la monarchie parlementaire, guère inspirant aux yeux d’un Roures qui traverse l’Atlantique en quête d’un dernier shot d’adrénaline au Nicaragua entre 1978 et 1981, aux débuts de la révolution sandiniste, avant de rentrer pour se muer en négociateur impitoyable. « Mais attention, précise-t-il à Libération en 2009, je ne travaille pas, je milite. » Paroles suivies d’actes : il vote Podemos, qu’il envie au fond un peu (« ils ont réussi là où nous avons échoué, en créant un vaste mouvement social », dira-t-il aux Echos) et se rapproche des indépendantistes catalans.

« Quelles sont ses vraies idées ? »

Mediapro va jusqu’à produire dans ses locaux un débat pour la BBC en anglais entre un membre de la province de Catalogne  et un autre du gouvernement devant un public acquis à la cause du premier. Pour parachever son œuvre, Jaume Roures met en place, le soir du référendum sur l’indépendance de la Catalogne, le 1er octobre 2017, un centre de presse pour faciliter la diffusion des résultats du vote, ce qui lui vaudra d’être considéré par la Guardia civil comme un élément capital dans le processus d’indépendance. « Absurde », répondra l’intéressé.

« Je ne pense pas qu’il soit indépendantiste, abonde notre source. Il est catalan, mais il est proche de la gauche nationaliste. » Un dernier paradoxe pour la route ? « Roures a fait affaire et signé des contrats avec des gens qui lui sont opposés, idéologiquement. Beaucoup de ses socios sont d’extrême droite y compris Tebas dont il est proche. A première vue, c’est très contradictoire. Mais quelles sont ses vraies idées ? Il y a peut-être une différence entre ce que dit être Roures et ce qu’il est vraiment

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