Emmanuel Joseph, président de Martinique Tech :

« On veut faire pour les autres ce qui n’a pas été forcément fait pour nous » 

De gche à dr, Franck Zaméo, Alexandre Ventadour, Emmanuel Joseph, Alain Alfred et Johnny Hajjar

Le weekend dernier a vu le lancement inaugural de Mofwazaj Dijital by Martinique Tech*, un événement tout à fait novateur qui s’est déroulé à l’espace Lakoudigital (à Fort-de-France) et qui était dédié à la conscientisation relative à la transformation digitale des entreprises. Réunissant les qualités d’être à la fois immersif, ludique, entrainant et pédagogique, Mofwazaj Dijital est le fruit de plusieurs mois de remue-méninges et de travail – notamment une remarquable conceptualisation globale du dispositif -, une réflexion menée par la dynamique équipe de Martinique Tech et ses partenaires. Durant cet événement nous avons échangé avec Emmanuel Joseph, le président de Martinique Tech, dont le propos général, dans cet entretien, est sorti des frontières de Mofwazaj Dijital pour y faire entendre sa vision et son expérience, notamment sur ce qu’il décrit, propositions à l’appui, comme étant un impératif de création d’activité économique via un « changement d’approche ». Interview elle-aussi immersive (dans certaines de nos réalités).

Antilla : Quels sont les bénéfices et enjeux majeurs d’une entreprise qui a réalisé sa transformation digitale ?

Emmanuel Joseph : C’est d’abord une entreprise qui a beaucoup plus de maîtrise et de visibilité quant à son activité, et qui, une fois qu’elle est stable, est en capacité d’aller chercher des leviers de compétitivité et de croissance. Mais je pense que l’approche globale n’est pas la bonne.

C’est-à-dire, plus précisément ?

L’approche ‘’historique’’ est celle de la distribution de fonds, mais ces fonds devraient être utilisés pour créer de l’activité. Par exemple, LAKOUDIGITAL c’est 45% de fonds publics, de subventions etc., sur l’investissement : le reste c’est une prise de risque(s), des cautions personnelles, etc. Il faut absolument créer de l’activité économique. Et pourquoi ne pas donner des subventions en créant de l’activité ? Je préfère l’option suivante : on ‘’gagne’’ disons 400.000 euros suite à un appel à projets ou une consultation, mais cet argent serait un ‘’chèque en blanc’’ : c’est à dire qu’à chaque fois qu’on réussirait à faire une entreprise gagner en maturité et créer de l’emploi, on serait payés. Il s’agirait donc d’utiliser les subventions attribuées par telle ou telle collectivité comme un amorçage, ce qui permet de développer un produit etc., et d’amortir le coût de développement. C’est-à-dire que si Mofwazaj Dijital fonctionne bien, que les gens trouvent le dispositif ‘’génial’’, la somme que nous avons investi en termes de temps, de travail (etc.) pour ce jeu immersif, pourrait donc être amortie dans le cadre d’une ‘’tournée’’ annuelle du jeu en Guadeloupe, en Guyane, en France, etc. Autre exemple : j’ai par ailleurs une entreprise de conseil(s) et nous avons des opportunités de marchés sur la Caraïbe. Mais plutôt que d’avoir une subvention de 100.000 ou 200.000 euros pour financer le développement de cette entreprise à l’export, je préfère que sur la somme d’argent gagnée – si l’entreprise remporte une consultation – il y ait un budget qui soit dédié à l’accompagnement de dix structures sur l’année, pour les faire évoluer positivement. Cette option-là permettrait d’embaucher tout de suite, deux personnes minimum et des ressources qualifiées, et après je serais obligé – si je veux être économiquement pérenne – de me creuser les méninges pour améliorer mes processus, et plus largement la façon de travailler, afin d’être encore plus efficace. Et après, je pourrais ‘’dupliquer’’ tout cela dans d’autres territoires. C’est pour ça que je dis que les subventions doivent servir à amorcer une dynamique.

La puissance publique péyi est-elle sensible à vos arguments, ou cela prend-t-il du temps à « infuser » ?

Je sens des gens beaucoup plus matures et à l’écoute mais, plus largement sur le territoire, il y a un grand déficit en ingénierie de projets et en ‘’passage à l’acte’’. Globalement les élu.e.s nous font un très bon accueil, nous comprennent et nous demandent de faire des propositions. Mais après, la mise en œuvre est compliquée et longue.

« Comme on a tellement pris l’habitude de projets qui devaient durer trois ans mais qui en ont duré dix, il y a eu un phénomène d’essoufflement… » 

A quoi est due cette carence en ingénierie que vous mentionnez ?

Pour faire venir des gens qualifiés en Martinique il faut leur donner fortement envie, avoir des projets, etc. Il faut que la personne puisse accepter d’être payée un peu moins, mais parce que le projet l’emballe, la fait rêver, etc. Et il faut que les projets se réalisent. Mais comme on a tellement pris l’habitude de projets qui devaient durer trois ans mais qui en ont duré dix, il y a eu un phénomène d’essoufflement et j’ai l’impression que, du coup, les gens sont partis. De plus, la formation n’est pas adaptée à notre réalité : il y a des métiers pour lesquels on pourrait recruter, mais où il n’y a pas de formation au plan local. Par exemple, si on lançait le chantier de la e-administration* (administration électronique, ndr) il y aurait du travail pour cinq ans, pour au moins 40 personnes et toute l’année. Ce qui permettrait donc de faire rentrer de la valeur, des gens qualifiés, etc. Adapter c’est par exemple former dix personnes dans ce cursus-là mais tous les deux ou trois ans ; comme ça on pourrait les placer. Et plutôt que de les former sur un an on les formerait sur un an et demi, et on leur donnerait davantage de bagage dans la connaissance des spécificités de l’économie locale : si on veut se démarquer, on devrait faire un travail de fond sur la connaissance socio-économique et démographique de nos territoires, car tout cela impacte tellement le business, que si vous ne maîtrisez pas ces réalités-là vous ne maîtrisez rien après. Et vous savez, aujourd’hui nous ne pouvons plus être en croissance dans certaines de mes activités professionnelles, car nous n’avons pas les gens pour bosser. Nous avons certes des demandes de contrats pour des petites, des grosses voire des très grosses ‘’boîtes’’, mais parfois nous ne pouvons pas car nous n’avons pas la ressource. Or nous évoluons dans des métiers qualifiés… .

Pour conclure et revenir à l’évènement de ce weekend, qu’est-ce que l’équipe de Martinique Tech attend prioritairement de Mofwazaj Dijital ?

On a simplement envie d’aider le territoire. Et on veut faire pour les autres ce qui n’a pas été forcément fait pour nous. C’est ce qui nous motive et nous pousse à faire.

Propos recueillis par Mike Irasque

* ‘’Martinique Tech’’ est une organisation professionnelle regroupant des entreprises du numérique et des nouvelles technologies. Et ‘’Martinique Tech’’ a été lauréate de l’appel à projets ‘’Mofwazaj Dijital’’, lancé par la CTM. *La « e-administration » désigne l’utilisation des technologies de l’information et de la communication, afin d’améliorer le service rendu aux usagers du service public.

 

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