La France aime ses mythes. Elle les célèbre, les grave dans le marbre, les enseigne comme des évidences. Napoléon Bonaparte est de ceux-là. Stratège, bâtisseur, père du Code civil, génie militaire. Mais à force d’ériger des statues, la République a fini par effacer une vérité pourtant centrale : Napoléon fut aussi l’architecte moderne d’un racisme d’État assumé.
En 1794, la Révolution abolit l’esclavage.
Pour la première fois, des hommes noirs deviennent citoyens français. Huit ans plus tard, en 1802, Bonaparte rétablit l’esclavage par la loi. Froidement. Méthodiquement. Des femmes, des hommes, des enfants nés libres sont juridiquement retransformés en marchandises. La traite reprend. Le profit redevient la boussole. C’est un fait. Historique. Documenté. Indiscutable.
Pire encore, Saint-Domingue. Haïti.
Une révolution d’esclaves qui devient une révolution d’hommes libres. Napoléon envoie son armée. Objectif : briser l’expérience noire. Toussaint Louverture est déporté, emprisonné, tué lentement dans une geôle glaciale. Les exécutions de masse se multiplient. On utilise des chiens contre les Noirs. Ce n’est plus une guerre. C’est une chasse. Une guerre raciale de reconquête.
Et pourtant, dans le récit national dominant, tout cela reste périphérique. Une note de bas de page. Un « contexte ». Une « complexité ». Comme si l’égalité proclamée par le Code civil excusait l’infériorité imposée aux Noirs dans les colonies. Universalisme pour les Blancs, servitude pour les autres. Voilà le cœur du système napoléonien.
Dans les outre-mer, cette histoire n’est ni abstraite ni lointaine. Elle structure encore les rapports à l’État, à la République, à la mémoire nationale. Elle explique pourquoi les mots « égalité », « fraternité », « unité nationale » sonnent parfois creux quand ils ne sont pas suivis d’actes. On ne tourne pas la page d’un passé qu’on refuse de lire.
Il ne s’agit pas d’effacer Napoléon. Il s’agit de le regarder en face. Dans sa totalité. Le stratège et le restaurateur de l’esclavage. Le législateur et le destructeur d’une nation noire. Le héros national et l’homme qui a replongé des milliers d’êtres humains dans la servitude.
Tant que la République continuera à honorer sans nuance ceux qui ont piétiné l’égalité qu’elle proclame, elle entretiendra sa propre contradiction. Et tant que cette contradiction ne sera pas assumée publiquement, le fossé mémoriel entre la France et ses outre-mer continuera de se creuser. Ce n’est pas la mémoire qui divise. C’est le mensonge qui fracture.
Gérard Dorwling-Carter



