Repéré sur Hérodote.net

Cessons de mêler l’Histoire à la politique !

Vichy et la Shoah, enquête sur le paradoxe français (Alain Michel, CLD, 2021)Dans Vichy et la Shoah (CLD, 2012), l’historien israélien Alain Michel a montré que le régime de Vichy a plus ou moins protégé les juifs français au début de l’Occupation.

Ses travaux ont nourri les déclarations d’Éric Zemmour, quasi-candidat aux prochaines présidentielles. Il s’en est suivi une polémique qui a eu pour effet d’ensevelir la vérité historique sous les préjugés des uns et des autres. C’est ce que regrette ici Alain Michel :

À six mois des élections présidentielles françaises, la question de Pétain et des Juifs a pris une place inattendue dans les débats. C’est au point que la vérité historique est devenue otage des enjeux politiques : comme Éric Zemmour promeut la thèse selon laquelle Vichy a protégé les juifs français, ses adversaires croient devoir soutenir la thèse inverse selon laquelle Vichy aurait devancé les exigences des nazis relativement aux Juifs.

Je propose aux lecteurs d’Herodote.net de sortir de cet affrontement stérile et de réinvestir la science historique sur ce sujet important qu’est le sort des Juifs en France pendant l’Occupation. Mais permettez-moi de rappeler d’abord comment l’historien que je suis en est venu à remettre en cause l’interprétation canonique.

Je suis issu d’une vieille famille juive d’Alsace et de Lorraine, et dans ma jeunesse, à Nancy, il était clair pour moi que nous n’étions pas liés directement, physiquement, à l’histoire de la Shoah. À l’entrée de notre synagogue, la plaque du souvenir qui rappelait les noms des victimes, égrenait essentiellement des noms étrangers, essentiellement polonais.

Mes parents, réfugiés dans le Sud-Ouest, avaient vécu de manière ni plus ni moins périlleuse que leurs compatriotes, du moins au début de l’Occupation, avant que la Wehrmacht ne franchisse la ligne de démarcation. Lorsque je me suis marié, je suis entré dans une famille de Juifs apatrides profondément marqués par la Shoah, mon beau-père étant un survivant d’Auschwitz. Je compris alors d’instinct que le sort des Juifs en France pendant l’Occupation recouvrait deux récits très différents selon qu’ils étaient français ou d’origine étrangère.

Installé à Jérusalem, j’ai commencé à partir de 1987 à travailler sur la Shoah, notamment en Pologne. À partir de 2008, j’ai plus particulièrement étudié la Shoah en France. En confrontant mon parcours personnel et mes travaux antérieurs aux livres de spécialistes tels Paxton et Klarsfeld, j’ai décelé chez eux des erreurs, des contradictions et des omissions qui m’ont conduit à de nouvelles recherches. J’en ai fait le sujet de mon livre, Vichy et la Shoah. En voici les principaux points :

Les chiffres :

Premier constat : la France est l’un des pays d’Europe où la population juive a été le plus épargnée par rapport à ce qui s’est passé ailleurs. Dans l’Europe allemande, où vivaient en 1941, au début du génocide, environ dix millions de Juifs, 70 % environ ont été exterminés, dont 95% en Pologne. En France, sur plus de 320 000 juifs présents au moment de l’armistice, 80 000 ont péri, soit 25%. Quatre autres pays affichent un taux inférieur à 40% : l’Italie (19%), la Bulgarie (18%) ainsi que l’Albanie et le Danemark, où moins de 1% des Juifs ont été assassinés. Comme le disait l’historienne Annie Kriegel, il est difficile d’imaginer que le régime de Vichy n’ait pas eu une part dans ce résultat.

Deuxième constat :  on observe une très grande disparité entre les Juifs français et les Juifs étrangers. C’est 10 % environ des premiers et pratiquement 40 % des seconds qui ont péri. Un autre chiffre est important : 80 % des Juifs français victimes de la Shoah ont été déportés vers Auschwitz seulement après l’été 1943, c’est-à-dire après le moment où les nazis ont annoncé au gouvernement français la rupture de l’accord qu’ils avaient accepté un an auparavant de ne pas toucher aux citoyens français.

Pour résumer, les statistiques de la déportation montrent que les Allemands ont été en France ralentis dans leur volonté d’application de la Solution finale, et que le sort des Juifs citoyens français a été bien meilleur que celui des Juifs étrangers.

L’antisémitisme de Vichy :

L’État français du Maréchal Pétain fut sans conteste antisémite. Il a publié deux statuts des Juifs qui ont réduit fortement les droits et les possibilités professionnelles des Juifs citoyens français.

Un an après les Allemands en zone nord (« zone occupée »), il a fiché les Juifs en zone sud (« zone libre ») et organisé la spoliation de leurs biens. Il a également interné une partie des Juifs étrangers de la zone sud dans des camps.

Il a créé fin mars 1941 un commissariat général aux questions juives, et toujours sous la pression allemande, en novembre 1941, un organisme unique destiné à représenter tous les Juifs de France, l’UGIF (Union générale des Israélites de France). Cet antisémitisme déshonore le régime de Vichy mais il faut en poser les limites.

Premier constat : l’antisémitisme de Vichy n’est pas destructeur et se distingue en cela de l’antisémitisme nazi. Il est à la fois national et xénophobe. National, il considère que si les Juifs peuvent pour certains, de par leur ancienneté dans le pays, être citoyens français, cette citoyenneté doit être limitée du fait de leur mauvaise influence sur la société.

Xénophobe, il regarde les Juifs étrangers comme un poids sur l’économie française dont il faut se débarrasser, en internant une partie de ceux-ci pour les retirer du marché économique, et en cherchant des pays prêts à accueillir des immigrants juifs.  Ainsi Vichy a-t-il négocié pendant plusieurs mois sans succès avec les États-Unis afin qu’ils accueillent une dizaine de milliers de Juifs de la zone sud. Le gouvernement n’a pas craint aussi d’enlever aux juifs d’Algérie la citoyenneté obtenue en 1870 par le décret Crémieux.

Notons aussi que la propagande anti-juive est essentiellement le fait d’organismes parisiens soutenus financièrement par l’occupant. Dans la zone libre, Vichy refuse début 1942 d’obliger les Juifs à porter l’étoile jaune, et jusqu’à la fin de l’Occupation, celle-ci ne sera portée qu’en zone occupée.

Lorsque les nazis imposent en mai 1942 un antisémite extrémiste, Darquier de Pellepoix, à la tête du Commissariat aux questions juives, le chef du gouvernement Laval fait de son mieux pour entraver son action et Darquier s’en plaint amèrement auprès des nazis.

Le temps des déportations :

Les historiens savent aujourd’hui que la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 n’a pas eu l’importance qu’on lui a longtemps prêtée. En ce qui concerne les Juifs allemands et ceux des pays occidentaux, leur sort a été décidé par Hitler, Himmler et Heydrich dans la dernière semaine d’avril 1942.

En France, les exigences allemandes en matière de déportation ont débuté à la mi-juin 1942, et vers la fin de ce mois, le gouvernement français a été averti que les nazis prévoyaient de rafler à Paris, en juillet, quelques 25 000 Juifs adultes, dont 40 % de citoyens français.

Rappelons à ce propos que les accords d’armistice entraînaient l’inféodation des fonctionnaires de la zone nord à l’occupant ! C’est pourquoi les trois premières rafles organisées en 1941 à Paris ont été organisées par les Allemands mais réalisées par les policiers français.

En juin 1942, dans le désir d’étendre les futures rafles à la zone sud, les nazis eurent besoin de « mouiller » Vichy dans la question des déportations. À leurs demandes, le président du Conseil Laval pensa répondre qu’ils pouvaient agir comme ils l’entendaient dans la zone nord mais que son gouvernement ne s’impliquerait en aucune façon. Vichy, toutefois, ne voulait pas que des Juifs citoyens français soient impliqués dans les rafles à venir. C’est pourquoi, début juillet 1942, Laval et Bousquet, secrétaire général à la police, s’accordent avec les Allemands pour que les Juifs français ne soient pas arrêtés dans ce qui va devenir la rafle du Vel d’Hiv (16-17 juillet 1942), mais seulement les Juifs apatrides (ex-allemands, autrichiens, polonais et russes).

En échange, Bousquet s’engage à arrêter dans la zone sud 10 000 Juifs apatrides. Cet accord, qui n’est pas mis par écrit, fonctionne de fait pendant plus d’un an. En septembre 1942, s’appuyant sur les protestations de l’Église contre les arrestations d’août, Laval fait pression sur les Allemands pour interrompre les arrestations. Parmi les nazis, on distingue deux courants : l’un politique, préfère ralentir le rythme des déportations pour éviter des troubles, l’autre extrême, proche d’Eichmann, désire au contraire accélérer les déportations. Finalement, fin septembre 1942, Himmler lui-même apporte son soutien aux pragmatiques : arrestations et déportations sont presque totalement arrêtées.

Un mot sur les enfants : beaucoup d’enfants de Juifs étrangers étaient français de par leur naissance. En zone sud, Laval avait décidé de ne pas séparer les familles et donc accepté qu’ils soient déportés car il craignait d’avoir à prendre en charge des enfants sans familles. Connaissait-il le sort qui les attendait ? Rien n’est moins sûr.  Il faut bien comprendre que début juillet 1942, personne en France n’a d’information sur le processus d’extermination qui s’est mis en place. On sait seulement que des massacres ont lieu à l’Est, mais comment raisonnablement faire le lien avec le transfert de Juifs étrangers vers l’Allemagne ou la Pologne ?

Dans la préparation de la rafle du Vél d’Hiv, les Allemands avaient assuré que les enfants arrêtés avec leurs parents seraient pris en charge par l’UGIF ou par l’Assistance publique. En réalité, dès le 10 juillet, donc avant la rafle, Dannecker, représentant d’Eichmann à Paris, demanda et obtint de Berlin l’autorisation de déporter également les enfants. Cela fut annoncé aux Français à la fin juillet.

En février 1943, les nazis décidèrent de relancer les déportations en France. Pour cela, ils demandèrent à Vichy de « dénaturaliser » en bloc les Juifs étrangers devenus Français dans les années 1930. Après avoir traîné les pieds, Pétain et Laval refusèrent de signer la loi. En conséquence, les Allemands les avertirent en août 1943 qu’ils ne feraient plus de distinctions entre Juifs français et juifs étrangers. Dès lors et jusqu’à la Libération, la police de la zone sud ne participa plus aux arrestations de Juifs et ce furent des commandos SS venus de Paris appuyés sur des collabos locaux qui s’en chargèrent.

De ces observations étayées par les archives, il ressort que le bilan génocidaire des nazis aurait pu être beaucoup plus lourd sans les freins mis par Vichy à la déportation des Juifs français et aussi, ne l’oublions pas, sans l’action clandestine des citoyens ordinaires et des Justes. Gardons-nous d’y voir une disculpation morale du régime de Vichy et du maréchal Pétain. Gardons-nous aussi de nous en scandaliser. Il s’agit seulement d’une réalité factuelle qui n’enlève rien à l’horreur du régime de Vichy.

Alain Michel
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