M. Stéphane Artano, président. – Je suis particulièrement heureux d’ouvrir cette séance de travail inédite qui réunit pour la première fois les deux délégations parlementaires dédiées aux outre-mer. Puisque notre réunion fait l’objet d’une captation vidéo, et compte tenu du contexte sanitaire, nous sommes à la fois en présentiel et en visioconférence.

Dotées par l’article 99 de la loi « Égalité réelle » du 28 février 2017 d’une même assise législative, nos deux délégations partagent des missions identiques au service des outre-mer. Dans sa sagesse, le législateur a également prévu que « La délégation de l’Assemblée nationale et celle du Sénat peuvent décider de tenir des réunions conjointes ».

Je tiens à remercier le président Olivier Serva d’avoir permis la concrétisation de ce projet. J’associe aussi à mes remerciements nos collègues qui ont suggéré ce rapprochement.

Le choix du thème de notre réunion s’est porté naturellement sur l’évolution institutionnelle dans les outre-mer, compte tenu des travaux importants menés dans le cadre de nos assemblées respectives au cours des dernières années et des enjeux pressants pour l’avenir des territoires que nous représentons.

Je laisserai bien entendu le président Olivier Serva développer ces aspects concernant sa délégation.

Pour ma part, je salue l’engagement de mon prédécesseur, le président Michel Magras, auteur du rapport de la délégation, publié en septembre 2020 : Différenciation territoriale outre-mer, quel cadre pour le sur-mesure ? Un des enjeux majeurs du débat sur les évolutions institutionnelles, dans l’Hexagone comme dans les outre-mer, concerne en effet l’adéquation de l’action publique aux réalités locales.

Comme vous le savez, il a eu un large écho dans l’hémicycle en octobre dernier lors du débat sur l’exercice des libertés locales. La commission des lois du Sénat s’est engagée à créer un groupe de travail spécifique sur le volet outre-mer. C’est un objectif qui reste d’actualité et qui pourrait être relancé.

Il nous appartient en effet de faire fructifier cet héritage. Comment pouvons-nous avancer dans la différenciation territoriale de nos collectivités ? Comment les collectivités ultramarines peuvent-elles disposer d’une organisation de la démocratie locale qui réponde à leurs réalités, dans le cadre de la République ?

Tout d’abord, en restant connectés avec les réalités vécues dans nos collectivités, aux statuts divers malgré les simplifications hâtives, afin de pouvoir rendre compte de cette complexité. Je vous rappelle que dans le cadre du rapport précité, les exécutifs et les présidents des assemblées territoriales ont été auditionnés pour recueillir leurs appréciations sur l’application des différents statuts dans leurs collectivités et pour mesurer leurs attentes.

Ensuite, en s’informant régulièrement de l’état des discussions sur les évolutions institutionnelles au sein des collectivités et en mesurant les attentes des élus et des populations. Un des sujets récurrents est la question du socle constitutionnel commun, qui pourrait, à l’avenir, répondre aux voeux des collectivités ultramarines de disposer d’un cadre favorisant davantage leur épanouissement et l’efficacité des politiques publiques.

Nous devons également continuer à rechercher l’éclairage des experts sur ce qu’il est possible de faire. C’est pourquoi nous nous félicitons d’être entourés aujourd’hui de deux éminents juristes, tous deux en visioconférence, qui feront office de médiateurs et que nous saluons chaleureusement.

Je cède la parole au président Olivier Serva pour la suite de cette introduction, non sans avoir souligné, une fois de plus, combien nous devons nous féliciter de ce nouvel espace de dialogue pour tenter d’approfondir notre réflexion commune et dégager des perspectives d’avenir pour nos territoires.

M. Olivier Serva, président de la délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale. – Comme vient de le rappeler le Président Stéphane Artano, l’audition d’aujourd’hui est inédite. C’est la première fois que nos deux délégations utilisent la possibilité, qui leur est offerte par l’ordonnance du 17 novembre 1958, de tenir une réunion conjointe.

À l’Assemblée nationale, compte tenu de l’évolution préoccupante de la situation sanitaire, nous avons pris l’habitude de nous réunir exclusivement en visioconférence. Toutefois, cette circonstance n’empêche pas que notre réunion soit commune.

Comme vous l’avez souligné, le thème de l’audition portera sur l’évolution institutionnelle des outre-mer, sujet plus que jamais d’actualité. Vous avez rappelé, Monsieur le président, que le Sénat a rendu l’an dernier un imposant rapport.

Je dois aussi rappeler que l’Assemblée nationale s’est emparée de ce sujet dès le mois de juin 2018 et a rendu un rapport d’information sur les évolutions institutionnelles dans les outre-mer, cosigné par nos collègues Hubert Julien-Laferrière et Jean-Hugues Ratenon. En le relisant, j’ai été frappé de constater à quel point certaines prises de position pouvaient être proches de celle du rapport de la délégation du Sénat.

À l’occasion des travaux de cette mission d’information, un colloque a été organisé à l’Assemblée nationale le 5 avril 2018. Ses actes ont fait l’objet d’un rapport distinct publié en juillet de la même année.

Plusieurs sénateurs ultramarins étaient intervenus au cours de ce colloque, notamment M. Thani Mohamed Soilihi (vice-président du Sénat et sénateur de Mayotte), M. Abdallah Hassani (sénateur de Mayotte), M. Victorin Lurel (sénateur de Guadeloupe) et M. Gérard Poadja (sénateur de Nouvelle-Calédonie).

Pour ordonner nos travaux et pour nous apporter un éclairage juridique et historique, nous avons décidé d’inviter deux éminents experts.

Le premier est M. Stéphane Diémert, président assesseur à la Cour administrative d’appel de Paris, ancien sous-directeur des affaires politiques à la direction des affaires politiques, administratives et financières de l’outre-mer, ancien conseiller de deux ministres de l’outre-mer entre 2002-2006. M. Stéphane Diémert a également été président du Haut Conseil de la Polynésie française, spécialiste du droit des outre-mer, et a été entendu dans le cadre de l’élaboration du rapport de M. Michel Magras.

Le second est M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux et spécialiste du statut des collectivités ultramarines, a effectué plusieurs missions pour le compte du Gouvernement afin de formuler des propositions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.

M. Mélin-Soucramanien a occupé les fonctions de déontologue de l’Assemblée nationale d’avril 2014 à juin 2017. Il a par ailleurs été auditionné par nos collègues Hubert Julien-Laferrière et Jean-Hugues Ratenon lors de l’élaboration de leur rapport. Il est également président de l’AJDOM (Association des juristes en droit des outre-mer) qui compte d’éminents membres dont le président Michel Magras.

Je souhaite apporter quelques précisions sur l’organisation matérielle de notre audition conjointe. Dans un premier temps, nous donnerons la parole à nos deux « experts – médiateurs » pour un propos liminaire de 10 à 15 minutes. Puis, pour rendre l’échange plus vivant, sénateurs et députés prendront la parole en alternance pour poser leurs questions ou présenter leur point de vue. Je vous demande, mes chers collègues, de bien vouloir respecter un temps de parole de deux minutes. Les médiateurs pourront ensuite réagir pour donner leur avis d’expert et répondre aux prises de position des parlementaires.

M. Stéphane Diémert, président assesseur à la Cour administrative d’appel de Paris. – Je présenterai quelques observations au titre de praticien du droit de l’outre-mer. Vous avez rappelé que j’ai servi dans différentes fonctions au ministère de l’outre-mer et que j’ai participé à l’élaboration d’un certain nombre de textes. Plus récemment, le président Michel Magras a souhaité que je formalise des propositions de nature constitutionnelle correspondant à une fusion des articles 73 et 74. Ces propositions ont été annexées au rapport de la délégation sénatoriale du 21 septembre 2020. Certains sénateurs ont déposé des amendements qui en reprenaient le contenu lors de la discussion de la proposition de loi constitutionnelle sur le plein exercice des libertés locales en octobre 2020. Ces propositions étaient cohérentes et applicables pour permettre une évolution à la fois prudente, mesurée mais aussi audacieuse du statut constitutionnel de l’outre-mer.

À partir de ces propositions, j’évoquerai trois points : les insuffisances et les potentialités inexploitées du cadre constitutionnel actuel ; dans l’hypothèse d’une évolution du statut des outre-mer et de celui de chaque collectivité, ce que cette évolution doit comporter en termes d’exigences de garanties démocratiques ; les problèmes soulevés par ces évolutions et les moyens de les résoudre.

Sur les insuffisances du cadre constitutionnel actuel, la loi constitutionnelle de 2003 a fait évoluer le statut de l’outre-mer dans un sens très favorable, notamment avec des garanties démocratiques nouvelles, la consécration d’un droit à l’autodétermination en droit interne (c’est la reconnaissance de la jurisprudence du Conseil constitutionnel « Consultation de Mayotte » de juin 2000) en vertu duquel les changements statutaires ou institutionnels fondamentaux doivent être approuvés par les électeurs concernés, la possibilité d’un passage de l’article 73 à l’article 74 et vice-versa, et un élargissement du pouvoir normatif local dans le cadre de l’article 73.

Pour autant, cette loi constitutionnelle a pu paraître insuffisante. D’abord parce que les garanties démocratiques qu’elle avait prévues jouent dans le cadre du passage de l’un vers l’autre des statuts « 73/74 », mais sont inopérantes une fois acté que le passage à l’article 74, ce qui pose un problème pour d’éventuels élargissements ultérieurs de compétences, qui n’auraient pas été souhaitées des électeurs.

S’agissant des procédures normatives, et d’abord des habilitations de l’article 73, il est certain que l’encombrement de l’ordre du jour parlementaire, la lourdeur de certaines procédures d’adaptation locale des normes, et les limites de la procédure des ordonnances peuvent aboutir à une frustration dans la modernisation et l’adaptation du droit dans les collectivités, notamment soumises au principe de spécialité.

Sur le plan des garanties juridictionnelles et du respect des compétences locales, nous savons que l’accès au juge constitutionnel est peu aisé, voire inopérant lorsque le statut des collectivités est remis en cause, souvent de façon involontaire, par la loi ordinaire.

Sur le plan de la pratique institutionnelle, enfin, nous constatons une forme d’autolimitation de certaines collectivités. Alors que le régime des habilitations de l’article 73 est souvent critiqué pour être trop lourd, la Guadeloupe a néanmoins pu le mettre en oeuvre à plusieurs reprises, et l’on peut se demander si les collectivités n’ont pas péché par excès de timidité dans cette mise en oeuvre.

Les contraintes inhérentes aux procédures normatives nationales (et d’abord à la procédure législative) ne sont pas, elles, toujours adaptées. Le Parlement a-t-il bien tiré toutes les conséquences de la révision de 2008, notamment en termes de procédures simplifiées ? Il faut également constater que les procédures normatives au sein même des collectivités dotées de l’autonomie ne sont pas forcément satisfaisantes.

Ne négligeons pas non plus d’éventuelles insuffisances dans la mise en oeuvre concrète de la révision de 2003. Ainsi, l’administration d’État est-elle demeurée assez jacobine et, par conformisme ou par inertie, elle n’est pas forcément encline à adapter les normes qu’elle envisage au niveau national aux spécificités ultra-marines. De plus, en 2008-2009, le ministère de l’outre-mer a presque disparu du paysage administratif central, la rue Oudinot ayant été largement annexée par la place Beauvau. 

La révision de la Constitution réalisée en 2003 n’a donc sans doute pas abouti au résultat escompté.

Si des évolutions devaient avoir lieu par la voie d’une nouvelle révision constitutionnelle, je proposerais de les envisager sous deux points. Tout d’abord, les exigences en termes de garanties démocratiques et de souplesse d’évolution. Si la révision de 2003 a consacré un progrès évident dans ces garanties démocratiques – les changements les plus fondamentaux doivent être désormais approuvés par les électeurs – ces garanties sont sans doute insuffisantes, notamment dans l’hypothèse d’une fusion des articles 73 et 74. Pour dépassionner les débats, pour lever les doutes, compte tenu du soutien probablement majoritaire dans les collectivités de l’article 73 au maintien du statut quo fondé sur l’identité législative, et ainsi pour éviter toute polémique sur les éventuels risques de « décrochage » du droit national, il faudrait réfléchir à des procédures démocratiques qui n’existent pas encore en droit français, mais que le droit comparé connaît déjà. Par exemple, permettre aux électeurs de se saisir eux-mêmes d’évolutions statutaires qui ne leur auraient pas été soumises directement. Lorsqu’un statut est modifié, nous pourrions distinguer ses aspects essentiels, obligatoirement soumis au référendum d’approbation, de ses aspects moins essentiels qui pourraient ne l’être qu’à l’initiative de l’assemblée locale ou de la population, c’est à dire d’une fraction des électeurs inscrits. Ce serait un moyen de garantir que des changements subreptices des statuts des collectivités ne puissent en tout état de cause être adoptés contre l’avis des électeurs. Ce serait aussi une façon de rassurer les populations quant à l’éventuelle transformation des articles 73 et 74 actuels en un statut unique, déclinable collectivité par collectivité.

En outre, les assemblées territoriales ne devraient-elles pas être associées de manière plus directe, par exemple sous la forme d’un pouvoir de codécision – comme cela se pratique en Espagne ou au Portugal – à l’adoption du statut de leur collectivité ? Elles pourraient ainsi s’opposer à une diminution autoritaire de leurs compétences. Il faudrait également réfléchir à des recours juridictionnels plus effectifs devant le Conseil constitutionnel, pour s’assurer que les lois nationales ne portent pas atteinte, même involontairement, aux compétences locales. Ces garanties démocratiques supplémentaires seraient certes innovantes en droit constitutionnel français mais, pour autant, elles ne seraient que la prolongation logique de ce qui a été prévu en 2003, puisque notre Constitution s’est bien dotée d’un véritable mécanisme de veto local à l’encontre de certaines évolutions décidées in fine par le Parlement. Ce mécanisme existant pourrait ainsi être prolongé dans le souci de rendre plus acceptables certaines évolutions.

S’agissant des problèmes qui peuvent se poser en termes d’évolution des collectivités de l’article 74 et surtout de l’article 73 vers un régime de plus grande autonomie, les procédures nationales, qui ont déjà montré des limites en termes d’adaptation du droit de l’outre-mer, seraient soumises à rude épreuve si le nombre des collectivités autonomes dotées d’un statut particulier venait à augmenter, ce qui nécessiterait l’adoption de nombreuses lois organiques. Par ailleurs, des dispositions législatives ordinaires plus nombreuses devraient être prises pour adapter le droit national aux spécificités locales, ou pour approuver certains actes locaux dans le cadre de nécessaires procédures de codécision à inventer. Le Parlement devrait s’interroger sur la pertinence de la mise en place de procédures assimilables à une forme de législation en commission, ou à des mécanismes qui permettraient d’éviter l’encombrement de la discussion en séance publique ou le recours à la procédure des ordonnances.

Je rappelle que de tels mécanismes ont existé en droit français. Ainsi, la célèbre loi Defferre du 23 juin 1956 sur l’évolution de la France d’outre-mer prévoyait que les décrets pris par le Gouvernement étaient soumis à l’approbation des assemblées parlementaires, cette approbation pouvant être tacite ou expresse. Si le Parlement le souhaitait, dans le cadre d’une révision de la Constitution, ces mécanismes pourraient être réinstitués, avec toutes les garanties souhaitables. Ils sont sans doute préférables à un recours massif aux ordonnances. Il convient donc de mener une réflexion sur l’adéquation des procédures parlementaires – mais aussi gouvernementales – à une évolution vers davantage d’autonomie de nos collectivités d’outre-mer qui appelle souvent de nombreuses adaptations des lois nationales.

L’adaptation du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France aux spécificités locales se pose également quant à une plus grande association des collectivités ultramarines à la définition de la position internationale de la France chaque fois qu’est conclu un accord international ou adopté un acte de l’Union européenne qui les impacte. Des procédures adéquates doivent donc être instituées à cette fin : elles relèvent en partie du droit interne, et en partie des « bonnes pratiques ». Le droit de l’Union européenne permet en outre une véritable adaptation aux spécificités locales, la Cour de justice ayant admis, à propos de Mayotte, que les directives elles-mêmes pouvaient faire l’objet d’adaptations aux caractéristiques des régions ultrapériphériques sur le fondement de l’article 349 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Par ailleurs, de lourdes contraintes pèsent sur les collectivités dans l’exercice de leur propre pouvoir normatif. L’extension d’un pouvoir local matériellement législatif peut générer des difficultés, si les moyens et l’expertise ne suivent pas. Les transferts de compétences, comme ceux dont a bénéficié la Polynésie en 2004 en matière de droit civil et de droit commercial mais dont elle ne fait pratiquement pas usage, ne sont pas toujours une solution adaptée aux nécessités du moment. Aussi, à défaut de continuer à raisonner sur des schémas de 1956 qui supposent le transfert intégral du pouvoir normatif dans une matière donnée, peut-être pourrions-nous réfléchir à d’autres procédures, qui permettraient, par exemple, que le droit national entre en vigueur localement, sauf si les autorités locales décident de le compléter, de l’adapter ou de le modifier. Cela éviterait des décrochages trop importants qui sont parfois néfastes entre le droit commun et le droit local. Ainsi, en Polynésie française, le statut des entreprises en difficulté est-il encore régi par les lois « Badinter » de 1984-1985, alors que ce régime a été considérablement modernisé dans en métropole, ce qui condamne le droit local à une forme d’obsolescence. Il n’est pas certain que la Polynésie et ses entreprises aient gagné à un tel transfert de compétences qui a abouti à l’absence d’exercice de cette compétence et à une forme d’ « hibernation » du droit local en la matière.

Se posent également des questions d’accessibilité au droit local autonome et des questions de sécurité juridique. Une répartition fine des compétences et l’instauration de mécanismes de prévention des conflits de compétences seraient donc nécessaires à la dévolution sereine d’un pouvoir normatif plus important à ces collectivités.

Ces éléments ont été repris dans les amendements que des sénateurs ont déposés en octobre dernier. Ils n’ont certes pas été adoptés, mais présentent une bonne base de discussion si nous considérons que les évolutions passent nécessairement par une future révision constitutionnelle. Celle-ci serait très utile, même si les potentialités de la révision de 2003 méritent d’être encore approfondies.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux. – Je remercie les présidents Olivier Serva et Stéphane Artano de m’avoir convié à cette première réunion conjointe.

Dix minutes pour parler de l’évolution institutionnelle des outre-mer, c’est évidemment très court.

Le statut institutionnel de l’outre-mer est ancien, puisque le paradigme sur lequel reposent les articles 73 et 74 date de la Constitution de 1946 qui a établi cette distinction binaire, dont tout le monde s’accorde à penser qu’elle ne tient plus. Il y a donc aujourd’hui trois blocs : le bloc de l’article 73 qui comprend cinq collectivités, parmi lesquelles seules deux d’entre elles sont encore réellement des départements/régions d’outre-mer, la Guadeloupe et La Réunion, les trois autres étant des collectivités à statut unique, la Martinique, la Guyane et Mayotte ; le bloc de l’article 74 avec cinq collectivités dont deux sont dotés de l’autonomie et trois qui y ont renoncé ; un dernier bloc (titre XIII de la Constitution) avec la Nouvelle-Calédonie.

L’évolution du statut de la Nouvelle-Calédonie en 1998 a modifié le cadre. La France, qui a inventé le jacobinisme, était capable d’inventer autre chose. L’accord de Nouméa, qui est inscrit dans la Constitution, qui aménage des transferts de compétences progressifs et qui prévoit un contrôle des lois de pays directement confié au Conseil constitutionnel a changé les mentalités. Les prises de position politiques qui ont suivi le montrent clairement. Le discours de Madiana de Jacques Chirac est peut-être l’acmé de ce changement de paradigme, consacré par la révision constitutionnelle de 2003 qui ancre les outre-mer dans un statut constitutionnel.

Depuis 2003, ce changement de paradigme a conduit à une forme d’instabilité institutionnelle pour les outre-mer. Les onze collectivités sont toutes en mouvement institutionnel. Pourtant, certaines d’entre elles viennent de changer de statut, comme la Martinique et la Guyane qui ont décidé en 2010 de devenir des collectivités à statut unique. Le premier mandat de leurs assemblées respectives élues en 2015 n’est pas encore achevé que déjà des propositions d’évolutions institutionnelles se font jour. À part la Guadeloupe et La Réunion, pour des raisons qui leur sont propres, toutes les collectivités territoriales d’outre-mer évoluent de manière significative depuis 2003.

Elles ont un statut singulier dans l’Europe aujourd’hui, surtout après le Brexit. Celles et ceux d’entre vous qui vont négocier à Bruxelles savent combien il est difficile d’expliquer la situation de la France. À part le Portugal, l’Espagne et peut-être les Pays-Bas, elle n’a plus véritablement d’interlocuteur capable d’appréhender son statut « d’ancienne puissance coloniale ».

Aujourd’hui, plus personne ne croit à cette division binaire entre l’article 73 et l’article 74. Certains observent qu’il y a onze statuts institutionnels pour onze collectivités territoriales. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent qu’il existe un statut parfait pour chacune de ces collectivités mais j’estime qu’un peu de lisibilité, de sécurité juridique ne leur porterait pas préjudice. C’est pourquoi je pense que ces statuts doivent évoluer.

Vers quelles directions et dans quelles limites ? Sur les principes directeurs, Stéphane Diémert ayant abordé les points techniques, je vais centrer mon propos sur des points moins techniques. Je suis frappé que ces questions statutaires soient toujours tiraillées entre des aspirations contradictoires, entre une aspiration à la reconnaissance d’une identité propre et un désir de France, de République. En fonction de la sensibilité souverainiste ou autonomiste, voire indépendantiste de chacun, le dosage est différent mais cette tension existe toujours. C’est évidemment une richesse mais c’est aussi une forme de « schizophrénie ». Le décalage entre la volonté politique et la capacité de faire doit également être pris en compte. La révision de 2003 a créé « une boîte à outils » extrêmement complète mais toutes les collectivités ne s’en sont pas servies. Soit parce qu’elles n’ont pas de volonté politique, soit parce qu’elles n’ont pas la capacité de le faire. Ces collectivités sont donc animées par des mouvements contradictoires, pour l’essentiel des mouvements centrifuges, qui tendent à s’éloigner du centre, mais nous observons aussi des mouvements centripètes, qui tendent à se rapprocher du centre, comme à Mayotte.

Nous devons garder à l’esprit ces contraintes et ces contradictions. Mon sentiment, confirmé par la crise sanitaire, est que les moins mauvais statuts, les moins mauvaises décisions pour les outre-mer sont celles qui sont adaptées aux territoires et délibérées localement.

Cette évolution présente des limites. À droit constitutionnel constant, la révision de 2003 ouvre de nombreuses possibilités. L’article 73 offre au moins trois possibilités d’évolution au sein de la République : le statu quo, l’assemblée unique ou la collectivité à statut unique. Au sein de l’article 74, il y a au moins deux possibilités, sans compter les passages possibles de l’article 73 à l’article 74 et réciproquement. L’évolution hors de la République est également une trajectoire possible pour la Nouvelle-Calédonie ou pour les collectivités de l’article 74.

Le principe d’indivisibilité de la République est-il un obstacle infranchissable à ces évolutions institutionnelles ? La réponse est assurément non. Ce principe est plus malléable que ce que nous imaginons, comme nous le montrent assez bien des pays voisins. L’Espagne est un État unitaire bien qu’elle reconnaisse des pouvoirs régionaux très importants, comme le Portugal, même si ce dernier reconnaît un statut singulier à Madère et aux Açores. Le principe d’indivisibilité n’est plus un obstacle infranchissable. Ce qui reste irréductible et qui transparaît dans les propositions formulées pour le rapport Magras par Stéphane Diémert, ce sont des garanties démocratiques, notamment que les décisions locales soient prises par une assemblée démocratiquement élue, que ces décisions soient contrôlées, qu’elles bénéficient de garanties juridictionnelles suffisamment fortes, comme les contrôles opérés par le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel, qui permettent de préserver une uniformité d’application des droits fondamentaux et des libertés publiques sur lesquelles la République ne peut pas transiger. Elles doivent également préserver les compétences régaliennes de l’État, précisées dans le quatrième alinéa de l’article 73.

L’idée retenue par un grand nombre d’acteurs politiques de parvenir à une « clause outre-mer » plus souple, qui indique les possibilités mais surtout les limites statutaires est sans doute la moins mauvaise, puisqu’elle permet la préservation de garanties démocratiques juridictionnelles, mais aussi une souplesse d’évolution pour parvenir au renforcement de l’efficacité des politiques publiques et une meilleure appropriation des institutions par les populations locales.

M. Philippe Folliot. – Je suis particulièrement heureux de participer à cette réunion. Il y a six mois j’étais membre de la Délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale, j’appartiens aujourd’hui à celle du Sénat.

Je remercie les médiateurs pour la richesse de leur intervention. Je souhaite aborder le 4e bloc constitué des TAAF et de l’île de Clipperton, cette dernière représentant 5 % de notre zone économique exclusive. Victorien Lurel a joué un rôle majeur à mes côtés pour empêcher la ratification du traité inique de cogestion de l’île de Tromelin avec la République de Maurice. Il y a également de nombreux enjeux avec les îles Éparses et Madagascar. Des négociations sont engagées et il est essentiel de veiller à ce que les lignes rouges ne soient pas franchies.

J’ai toujours considéré que la République était une chaîne et que ces îles en sont les maillons les plus faibles. Quand les maillons les plus faibles d’une chaîne lâchent, c’est tout l’ensemble qui est affaibli.

Je partage tous les éléments que vous avez mis en avant, notamment la nécessité d’un cadre adapté aux spécificités des outre-mer. Dans le monde multipolaire, la France et l’Europe, par le biais des outre-mer, ont une singularité qu’il est essentiel de valoriser.

M. David Lorion, député de La Réunion. – Je félicite les deux intervenants et je suis ravi de cette audition commune alors que, pour le rapport Magras, l’Assemblée nationale n’avait pas été associée.

Vous l’avez dit avec beaucoup de justesse, la bipolarité ultramarine DOM/TOM est terminée. Nous sommes face à une gradation de l’altérité institutionnelle comme l’a écrit Jean-Christophe Gay dans son ouvrage sur les outre-mer. Les différents territoires sont tiraillés entre un idéal français et une certaine autonomie.

Il y a aujourd’hui des réflexions en Guyane, sur la définition d’un statut sur mesure, notamment un renforcement de son autonomie, mais aussi en Guadeloupe, en Martinique et bien sûr en Nouvelle-Calédonie où le processus est enclenché. Je ne suis pas sûr que tous les départements aient cette volonté, notamment La Réunion et Mayotte. S’il est nécessaire de redéfinir les articles 73 et 74, qui ne sont plus adaptés aux nombreuses revendications d’adaptation des lois et de territorialisation des plans, je ne suis pas certain que les populations ou les élus de La Réunion et de Mayotte souhaitent se diriger vers la redéfinition d’un statut d’autonomie, en abandonnant complètement la certitude d’être traitées avec égalité. Nous souhaitons adapter un certain nombre de lois, sans pour autant aller vers une assemblée législative qui définirait toutes les lois. Nous avons vu que les collectivités qui pouvaient bénéficier d’un transfert de compétences ne s’en saisissent pas.

Il faut très certainement redéfinir ces deux articles mais ne pas oublier que tous les territoires n’ont pas la même volonté d’aller vers une totale ou une plus forte autonomie ou vers une spécialisation législative.

M. Thani Mohamed Soilihi. – Je salue nos collègues députés et je remercie vivement les médiateurs qui nous éclairent sur ces sujets essentiels pour nos territoires.

N’insistons-nous pas trop sur la question institutionnelle ? Dix ans après la départementalisation de Mayotte, beaucoup me demandent si Mayotte ne s’est pas trompée de statut et si les problèmes qu’elle rencontre ne sont pas liés à ce statut. Je partage les observations de David Lorion sur les chemins que souhaitent emprunter les différentes collectivités. Les difficultés du département sont dues à un déséquilibre entre Mayotte et son voisinage. Nous attachons peut-être trop d’importance à l’évolution institutionnelle qui n’est pas forcément la réponse à tous les problèmes. S’agissant de Mayotte, elle est pénalisante, puisque nous nous interdisons d’aller au-delà de ce qui a été voté par les Mahorais en 2009. Mayotte est un faux département, c’est la première collectivité unique qui est censée exercer les compétences dévolues aux régions alors qu’elle n’est pas encore parvenue au bout de la départementalisation.

Les inégalités entre les collectivités d’outre-mer – entre elles et avec l’Hexagone – sont peut-être le problème majeur. Pour les corriger, nous utilisons les fonds européens, la loi Égalité réelle ou la signature de contrats de convergence et de transformation. Or, même si des progrès ont été réalisés, il y a encore beaucoup à faire pour réduire ces disparités.

Comment pourrions-nous atténuer davantage ces inégalités ? Des recours juridictionnels pourraient-ils nous permettre d’aller plus loin, plus rapidement vers leur atténuation ?

M. Stéphane Artano, président. – Je donne la parole aux deux médiateurs pour des éléments de réponse.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. – Je salue le sénateur Philippe Folliot et son engagement pour Tromelin auquel je suis très sensible.

Nous avons conscience que certaines collectivités territoriales, notamment La Réunion, ne sont pas favorables à une évolution statutaire. En 2003, les collectivités territoriales d’outre-mer se sont vu proposer un certain nombre d’instruments pour se doter de règles propres, tout en gardant la possibilité de s’en emparer ou non. Aujourd’hui, sur le plan institutionnel, l’objet de la discussion porte sur la mise en place d’une clause plus souple, qui permettrait des évolutions plus pragmatiques, sans les tensions que nous avons pu connaître en Martinique et en Guadeloupe, quand ont été discutées les évolutions institutionnelles très clivantes en 2003. L’idée est d’offrir un cadre plus souple, les collectivités territoriales et leur population gardant la liberté de s’en emparer ou de ne pas le faire.

Sur les questions posées par le sénateur Thani Mohamed Soilihi, je rappelle qu’en deux siècles, la France a changé au moins quinze fois de Constitution. Nous avons manifestement transmis cette passion des institutions aux outre-mer. Je suis juriste et je ne vais pas vous dire que ces débats ne sont pas importants. De bonnes institutions contribuent au développement économique, social et culturel des peuples et des institutions inadaptées créent des difficultés importantes. Pour ne se borner qu’à ce seul exemple, il y a aujourd’hui en Martinique un conflit entre l’exécutif et l’assemblée territoriale. Ce conflit institutionnel, dont le germe était déjà dans le statut choisi en 2010 par la Martinique, conduit à limiter l’accès à l’eau potable à une partie des habitants de l’île. Par conséquent, des institutions qui fonctionnent mal ne contribuent pas au développement économique et social des territoires.

La crise sanitaire que nous traversons montre que les collectivités, où les inégalités sont les plus fortes, Mayotte et la Guyane, sont celles qui sont le plus durement touchées par la pandémie. Comment y remédier ? Je serais tenté de vous répondre par une pirouette et revenir à la question statutaire. Aristote disait que « traiter également des situations inégales par nature conduit à des inégalités plus grandes encore ». Pour la réduction des inégalités, je propose un traitement différencié, y compris des discriminations positives.

M. Stéphane Diémert. – En réponse au sénateur Philippe Folliot, j’ai le souvenir de la loi du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l’outre-mer dite « DSIOM » qui a profondément rénové le statut des TAAF et de Clipperton, et intégré les îles Éparses dans les TAAF. Je me réjouis que ces îles intéressent la représentation nationale, même si elles n’ont pas de population permanente : les problèmes juridiques qui s’y posent sont souvent intrinsèquement liés aux questions de souveraineté. J’ai participé à la rédaction de l’amendement porté par Christian Cointat qui a inscrit Clipperton dans la Constitution et qui a d’ailleurs été adopté contre l’avis du Gouvernement et de la commission des lois, après un discours vibrant de Robert Badinter.

En réponse aux observations de M. David Lorion, député de La Réunion, et de M. Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, il est évident qu’il n’est pas question d’imposer des évolutions aux collectivités de l’article 73 qui souhaiteraient conserver leur statut actuel. Il serait politiquement suicidaire et antidémocratique de vouloir imposer à ces collectivités une évolution qu’elles ne souhaitent pas.

Pour autant, elles restent soumises à des « contraintes et caractéristiques particulières » comme l’indiquent l’article 73 de la Constitution et l’article 349 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ces contraintes nécessitent l’adoption de mesures adaptées. L’un des aspects d’une éventuelle révision constitutionnelle devrait porter sur la modification des procédures existantes afin de faciliter l’adoption de ces adaptations, à identité législative maintenue.

Les amendements sénatoriaux examinés en octobre dernier ne contraignent évidemment aucune collectivité à changer de statut – ils prévoyaient même le maintien exprès des articles 73 et 74, le nouveau avec la possibilité d’un « glissement » ultérieur vers les nouveaux articles 72-5 et 72-6. Si les articles 73 et 74 devaient être réunis en un seul statut aux potentialités déclinées pour chaque collectivité, la substance de l’article 73 se retrouverait à La Réunion et à Mayotte, assortie des garanties démocratiques offrant aux électeurs la possibilité de se saisir eux-mêmes, par la voie de l’initiative populaire, d’une éventuelle modification de leur statut. La démarche des sénateurs est donc de permettre des évolutions, pas de les imposer.

Sur les questions d’inégalités et d’inadaptation de la norme nationale et sur d’éventuels recours juridictionnels à envisager, je n’ai pas, eu égard à ma qualité de magistrat, la liberté de parole d’un universitaire pour conseiller les parlementaires dans l’engagement d’actions contre l’État. Cependant, il est évident que la voie de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) n’a pas assez été explorée, et il n’a pas encore été jugé que le droit à l’égalité adaptée de l’article 73 ou le droit à un statut particulier de l’article 74 peuvent être ou non invoqués au titre des droits et libertés garantis par l’article 61-1 de la Constitution. D’autres voies de recours n’ont pas encore été explorées, notamment par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme, en invoquant la méconnaissance du principe d’égalité ou d’éventuelles discriminations dans l’exercice des droits que les traités internationaux garantissent. Il y a peu de précédents jurisprudentiels sur ces questions.

De manière générale, il est certain que ces débats statutaires sont nécessaires. D’abord parce qu’ils sont souhaités par une partie des collectivités, mais aussi parce que d’éventuelles réformes doivent avoir pour objet de faciliter concrètement la vie des collectivités qui ne souhaitent pas changer de statut. À statut constant, des progrès peuvent encore être faits pour faciliter l’exercice des droits fondamentaux des citoyens ou l’exercice des activités économiques. À Mayotte, une partie du droit commun n’est pas adaptée et pourrait l’être sans remettre en cause le souhait absolument légitime des Mahorais de garder le statut départemental d’identité législative adaptée.

M. Thani Mohamed Soilihi. – Je vous remercie pour vos réponses. Je n’ai pas dit que la question institutionnelle n’était pas importante, j’ai dit que nous en faisions trop.

M. Jean-Luc Poudroux, député de La Réunion. – Les débats sur l’évolution institutionnelle font peur à La Réunion. En revanche, des adaptations sont nécessaires. Par exemple, la loi littoral s’applique de la même manière en outre-mer et dans l’Hexagone, alors que nos territoires ne disposent pas de kilomètres d’arrière-plage. Quand le candidat Macron a dit à Quimper qu’il fallait prendre en compte les spécificités de chaque région, j’ai nourri beaucoup d’espoirs. Aujourd’hui, je suis profondément déçu quand je lis la loi 4D. Il faut des adaptations, avec le même statut, pour une meilleure prise en compte de nos particularités, mais pas d’évolutions institutionnelles.

Mme Nassimah Dindar. – Je remercie les intervenants et le président Artano d’avoir répondu favorablement à ma proposition d’organiser une réunion commune des délégations aux outre-mer du Sénat et l’Assemblée nationale.

Jean-Luc Poudroux et David Lorion ont raison de dire que l’évocation d’une révision constitutionnelle ou d’un référendum statutaire fait peur aux Réunionnais. Ce n’est pas la bonne façon d’introduire le sujet de la différenciation. En revanche, j’ai bien noté les propos de nos deux médiateurs qui relèvent les tensions contradictoires que nous portons en tant que républicains des DROM.

Nous avons un désir de République et nous n’acceptons pas de subir des inégalités en termes de droits fondamentaux. La loi littoral a été évoquée mais les droits fondamentaux ne s’appliquent pas aujourd’hui de la même manière dans l’Hexagone et sur les territoires ultramarins, qu’ils soient régis par l’article 73 ou l’article 74. Il y a par exemple une rupture d’égalité sur le droit à la santé et la crise du Covid nous a montré qu’un Français de l’océan Indien n’avait pas les mêmes possibilités de se faire soigner, dans les mêmes délais, avec les mêmes moyens qu’un Français d’une autre partie du territoire. J’observe la même situation sur le droit du logement. Nous acceptons encore aujourd’hui de bénéficier d’aides à la pierre bien plus que d’aides à la personne comme cela existe dans l’Hexagone. L’APL n’existe pas à La Réunion et encore moins à Mayotte. La construction d’un logement social coûte parfois 30 % plus cher, les loyers sont largement supérieurs et nous acceptons d’avoir des APL inférieures à la moyenne nationale et à Paris qui bénéficie d’un bonus. Nous sommes donc dans une profonde inégalité en termes de droits fondamentaux et nous ne sommes pas des citoyens à part entière.

Je ne veux pas en faire un débat politicien. Nous travaillons sur ce que Jean-Luc Poudroux appelle l’adaptation. Au sein de la Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales, notre collègue Françoise Gatel étudie la manière d’adapter, selon les territoires, certaines politiques publiques, notamment en matière de santé, par exemple en intégrant la création des maisons de santé dans les prochains SCoT (Schéma de cohérence territoriale). Nous aurions ainsi des modèles totalement différents et territorialisés.

Les deux médiateurs nous ont montré comment faire évoluer les textes pour obtenir plus d’égalité alors que nous subissons des inégalités. Nous devons arrêter les hypocrisies. Michel Magras a fait un travail considérable mais il nous faut aller aujourd’hui un peu plus loin. En tant que parlementaires, nous avons un rôle essentiel à jouer. Nous pouvons avancer sans nous faire peur, sans parler de révision constitutionnelle, pour plus d’égalité entre les Français de l’Hexagone et les Français des territoires ultramarins.

M. Olivier Serva. – Nos modérateurs peuvent-ils nous donner leur position personnelle entre la fusion des articles 73 et 74, suivie d’une déclinaison par collectivité, et la création de onze statuts spécifiques pour chaque territoire ? Par ailleurs, quelle est leur opinion sur la loi 4D ? Cette loi ordinaire ne devrait-elle pas devenir une loi organique pour permettre des évolutions institutionnelles immédiates dans les outre-mer ?

M. Stéphane Diémert. – Sur l’effectivité des droits fondamentaux, certaines voies juridictionnelles mériteraient d’être envisagées, comme je l’ai déjà indiqué. Il faut également s’interroger sur l’attitude de l’État vis-à-vis de l’outre-mer et sur la révision des procédures internes au Gouvernement central, quant à la manière dont les textes sont préparés et celle dont les intérêts des outre-mer sont pris en compte. Sur ce plan, de nombreux progrès restent à accomplir. Le problème est ancien et il est difficile d’empêcher l’administration d’être jacobine, conformiste, voire parfois cartiériste, en l’absence d’un ministère des outre-mer disposant d’une administration puissante et non d’une simple direction unique : ainsi, le ministère des sports, dont je ne minimise pas l’importance, dispose de quatre directions, alors que le ministère des outre-mer n’en dispose que d’une… Les questions à traiter sont pourtant sans commune mesure entre ces deux départements ministériels. Sans souhaiter le rétablissement du ministère de la France d’outre-mer, doté dans les années cinquante de services nombreux et de grande compétence, des efforts devraient être faits pour rendre à la rue Oudinot, sans doute pas sa splendeur d’antan mais au moins l’efficacité qu’elle a perdue en 2008 au nom d’une « RGPP » (révision générale des politiques publiques) qui n’a en réalité profité qu’à la place Beauvau, laquelle a réalisé les économies d’emploi qui lui étaient imparties en sacrifiant les effectifs des services de la nouvelle DGOM.

Tous les ministères n’éprouvent pas le même intérêt pour les questions ultramarines : si le ministre des outre-mer ne dispose pas de moyens suffisants pour mener sa politique, personne ne le fera à sa place. Au-delà des aspects juridiques, nous sommes donc confrontés à des problèmes de pratique administrative et de gouvernance qui ne sont toujours pas résolus depuis la sinistre réforme de 2008.

Sur la question des onze statuts ou d’un statut unique à décliner, il n’est pas forcément souhaitable de constitutionnaliser « la commode à onze tiroirs et à double fond » évoquée par le Professeur Mélin-Soucramanien. Prévoir autant d’articles que de collectivités ne serait pas très efficace. Si nous devions prendre le parti de la révision constitutionnelle, il serait préférable d’adopter un socle commun dans le cadre des articles 73 et 74 ou comme le Sénat l’a proposé en ajoutant des articles 72-5, 72-6, etc., ou encore dans un texte annexe à la Constitution mais qui aurait valeur constitutionnelle. Si elle devait être révisée, il faut que la Constitution soit souple et qu’elle ne constitue pas, comme elle a pu le faire en 2003, un obstacle à certaines évolutions. Il faudrait également que les lois organiques déclinant les statuts des onze collectivités soient elles-mêmes adoptées selon des procédures qui donnent à ces dernières une forme de droit de veto. Ce serait également l’occasion de franchir une étape supplémentaire, en donnant aux collectivités le droit de proposer leur statut ou de s’opposer à ce que celui-ci soit modifié sans leur consentement.

Je précise que des procédures de cette nature existent vigueur en Espagne et au Portugal, voire en Italie. Les communautés espagnoles et les régions autonomes portugaises ne peuvent pas voir leurs statuts modifiés sans leur accord. Il existe un système de codécision entre le Parlement et l’assemblée territoriale concernée ou des référendums.

Aujourd’hui, au sein même de l’article 74, il y a toute une échelle d’autonomie et de spécialité, qui commence avec Saint-Pierre-et-Miquelon, collectivité qui est la plus proche du droit commun, et qui s’en éloigne avec la Polynésie, laquelle a pratiquement les compétences de la Nouvelle-Calédonie, soit presque celles d’un État fédéré.

Je crois qu’il n’est pas nécessaire de charger la Constitution de trop de dispositions « territorialisées ». Le cas de la Nouvelle-Calédonie est très particulier : il fallait qu’elle ait un statut réglé par des articles spécifiques, pour autant ces deux articles renvoient à l’accord de Nouméa. Il s’agit d’un long document, qui a valeur constitutionnelle, et qui d’ailleurs déroge à plusieurs règles et principes de la Constitution. C’est plutôt ce type de rédaction qu’il faudrait envisager : des articles constitutionnels à la rédaction souple, renvoyant éventuellement des annexes à la Constitution, tout en laissant au texte fondamental un certain degré de généralité, et sans figer à l’excès les statuts des uns et des autres. Ce serait d’ailleurs contraire à l’idée même d’évolution dans le sens des populations. Elles peuvent souhaiter acquérir un statut d’autonomie et ensuite changer d’avis. Une constitutionnalisation excessive serait sans doute mal venue sur le plan juridique et bien peu pratique.

Je n’ai pas vraiment d’opinion sur la loi 4D, faute d’avoir lu le projet de loi. Cependant, je pense que la plupart des problèmes qui peuvent se poser aujourd’hui aux outre-mer ne sont pas forcément des problèmes de loi ordinaire. Des législations spécifiques peuvent certes être adaptées, au cas par cas, mais la loi ordinaire n’est que de peu de secours. Le statut particulier des outre-mer nécessite une adaptation constitutionnelle dont je comprends la forte valeur symbolique. Je garde ainsi des souvenirs très précis de la question réunionnaise à l’occasion de la révision de 2003.

Toutefois, il est possible d’écrire une révision constitutionnelle qui n’effraie personne. Il faut prendre des précautions et le temps de l’expliquer. C’est le sens des amendements du Sénat.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. – Sur la question finale du président Olivier Serva, je suis entièrement d’accord avec Stéphane Diémert. Je ne crois pas que nous puissions faire le bonheur des peuples contre leur volonté.

La réunion des deux délégations parlementaires est exceptionnelle. Elle offre aux collectivités territoriales d’outre-mer l’occasion de s’accorder et de ne pas jouer, comme certaines ont pu le faire, en appuyant en même temps sur le frein et sur l’accélérateur.

L’idée d’une « clause outre-mer », souple, adaptable, indiquant clairement quelles sont les limites à ne pas franchir, dans laquelle pourrait tout à fait se retrouver une collectivité comme La Réunion et ensuite une déclinaison, par onze lois organiques, dans lesquelles chacun pourrait activer ou non telle ou telle compétence, me paraît un schéma institutionnel intéressant. Il aurait l’avantage de la clarté, de la participation au processus de décision des « populations intéressées » et chacun pourrait s’y retrouver.

Je défends cette position parce que je suis un républicain attaché au principe d’indivisibilité de la République, et notamment à l’égalité des droits fondamentaux. Ma conviction personnelle est que ce principe d’indivisibilité de la République et la République elle-même ne vivront dans les outre-mer que si nous consentons à ces adaptations, à faire vivre, à revivifier le principe d’indivisibilité pour éviter qu’il reste une fiction, un mythe républicain.

À vouloir garder un système trop rigide, on court le risque qu’il finisse par casser. Les indicateurs que nous voyons actuellement dans nos outre-mer, y compris à La Réunion, ne sont pas encourageants pour l’avenir.

Je n’ai pas grand-chose à ajouter à la réponse qui a été faite à Mme Nassimah Dindar. La voie des recours juridictionnels est sans doute la plus fructueuse.

Pour répondre à M. Jean-Luc Poudroux, je pourrais suggérer la suppression du cinquième alinéa de l’article 73 et affirmer que tout irait bien. Ce serait hélas trop simple. En dehors de cet ancien débat que je ne veux pas rouvrir, il existe de nombreuses marges de manoeuvre qui ne sont pas utilisées. Vous avez évoqué l’adaptation. Elle peut être décidée par le Parlement ou par le Gouvernement, conformément au 1er alinéa de l’article 73. C’est votre rôle de veiller à ce que ces adaptations soient prévues par la loi ou par le règlement. La Réunion et toutes les collectivités peuvent aussi décider, localement, d’adaptations dans leur domaine de compétences, conformément au deuxième alinéa de l’article 73.

Elle peut également emprunter la voie de l’expérimentation. Ainsi, pour la loi littoral, elle peut décider d’adaptations ou recourir à des expérimentations. Pour l’instant, en dépit de promesses faites en ce sens à plusieurs reprises, ce mécanisme de l’expérimentation n’a jamais été actionné par la région Réunion. Pourtant, dans un arrêt du 6 novembre 2019 qui concerne la Guyane, le Conseil d’État a reconnu qu’une expérimentation, parce qu’elle avait lieu dans une collectivité territoriale d’outre-mer, pouvait être maintenue et donc devenir le droit pérenne pour cette collectivité territoriale.

M. Victorin Lurel. – Je remercie nos deux présidents d’avoir pris l’initiative de cette réunion conjointe. Je salue chaleureusement le professeur Ferdinand Mélin-Soucramanien et Stéphane Diémert. Je n’oublie pas que les ai rencontrés quand j’étais jeune député et que nous avions évoqué le deuxième aliéna du préambule de la Constitution. Plus tard, j’ai vu apparaître un amendement porté par un député de La Réunion et qui a donné lieu à l’intégration des populations et à leur reconnaissance au sein du peuple français. Il y eu aussi une jurisprudence du Conseil constitutionnel sur Mayotte et sur la Corse qui créait deux peuples français et qui posait problème.

Je félicite les deux délégations, aidées pour leurs travaux par des universitaires et des hauts fonctionnaires, tous excellents légistes. J’aimerais associer à ces remerciements Véronique Bertile, qui nous a fourni des pistes et Pierre-Yves Chicot qui, en Guadeloupe, nous accompagne pour l’organisation des congrès des élus locaux.

L’évolution institutionnelle est une question qui suscite des débats passionnés. Vous connaissez ma trajectoire personnelle. Je me suis opposé à la révision constitutionnelle de 2003 parce que j’estimais que les garanties démocratiques offertes par la création d’une assemblée unique ou d’une assemblée délibérante commune n’étaient pas suffisantes. J’étais seul, lâché par tous. Je ne m’étais jamais opposé à une assemblée et dix-sept ans après, je pense qu’il faut évoluer. Nous aurons sans doute des réactions différentes. Après dix ans de départementalisation, Mayotte ne réagira pas comme la Guyane, la Martinique ou la Guadeloupe. Le sujet est d’autant plus sensible que nous sommes à trois mois des élections départementales et régionales. Les partis politiques ont peur d’évoquer la question. En 2015 elle a été éludée et aujourd’hui on nous promet pour 2027 une réforme administrative et organisationnelle, dans le cadre du droit comme en Guyane ou en Martinique.

Je suis convaincu que le sujet ne sera pas évoqué pendant la campagne mais j’ai décidé de le faire avec courage. En 2003 – je rends hommage à l’Université, à Stéphane Diémert et à Didier Maus – nous avions un problème de réflexion préalable. La proposition de Stéphane Diémert présente un texte souple, qui peut être adapté et qui permet une très large autonomie pour les collectivités qui le veulent ou un régime strict de droit commun.

Aujourd’hui, nous avons une offre juridique et une offre légistique. Nous n’allons pas forcer Mayotte ou La Réunion à faire ce qu’elles ne veulent pas faire, nous n’allons pas forcer la Guadeloupe à changer de régime ou d’organisation administrative, le texte est souple. Il donne des garanties en termes de respect des décisions par les assemblées ou par les électeurs, en fonction des thèmes abordés. Ces textes peuvent s’adapter à des opinions publiques qui ont peur mais qui évoluent, comme en Guadeloupe.

Si nous devions convaincre l’électorat, nous perdrions beaucoup de temps. À l’époque, des groupes de travail réfléchissaient sur la manière de donner un vrai pouvoir au Parlement, sans forcément consulter la population sur tous les sujets, pour éviter des refus motivés par la peur. J’ai été l’objet de campagnes de presse en Guadeloupe m’accusant de vouloir dessaisir les populations.

Un rapport a été publié par la délégation sénatoriale aux outre-mer en septembre 2020 et nous devons en faire la promotion. La création de pays d’outre-mer peut être interprétée comme un pas vers l’indépendance, celle des peuples comme des intérêts propres. Il nous reste à faire beaucoup de pédagogie.

Le Gouvernement va-t-il reprendre la réforme constitutionnelle ? L’Assemblée nationale semble voir rester au premier article pour répondre aux demandes de la Convention citoyenne et intégrer la transition climatique, le principe de précaution et passer de la charte de l’environnement au texte même de la Constitution. Je suis gêné par ces perspectives. Pour les outre-mer, ce ne sont pas seulement les articles 73 et 74 qu’il faut modifier. Le deuxième alinéa du préambule doit être revu, comme le dernier alinéa de l’article 53, archaïque, ou encore l’article 75-1 sur les langues régionales, sur la coopération avec les peuples… Je suis convaincu que la modification de la Constitution est un préalable indispensable au changement. Si le Président de la République ne saisit pas le Congrès, il sera difficile pour les collectivités de passer de l’article 73 à l’article 74, de l’identité législative à la spécialité, qui serait interprété par les électeurs comme le passage de la « richesse des DOM » à la « misère des COM ».

En revanche, si une réforme constitutionnelle donne cette plasticité, cette liberté de régime, je vous assure qu’il sera plus facile d’expliquer aux populations qu’elles restent dans le cadre de la République tout en disposant de plus de pouvoirs locaux.

Quand je relis le texte, j’ai l’impression qu’il est fléché vers des assemblées uniques. Or, il faudrait que les collectivités puissent conserver le département et la région dans la déclinaison en loi organique des nouvelles dispositions constitutionnelles. Cette disposition permettrait de rassurer les populations.

Je souhaite que le travail commun de nos deux délégations aboutisse. Le président de la commission des lois François-Noël Buffet et Mathieu Darnaud avaient promis, lors de l’examen de la proposition de loi sur le plein exercice des libertés locales, qu’un groupe de travail serait créé pour réfléchir à la révision constitutionnelle et faire des propositions au Gouvernement. Or, jusqu’à maintenant, rien ne s’est passé. Il est nécessaire de reprendre ce travail et de rassurer les territoires, qui doivent pouvoir conserver leur statut actuel ou évoluer dans le cadre de la République.

Mme Micheline Jacques. – Je remercie M. Stéphane Diémert et M. Ferdinand Mélin-Soucramanien pour la qualité de leur présentation et pour les éclaircissements qu’ils nous ont apportés.

Je partage l’analyse de Victorin Lurel. Pouvez-vous, Monsieur Diémert, souligner en quoi une révision constitutionnelle permettrait de résoudre ces tensions et ces hésitations ? Il est de coutume de distinguer les collectivités de l’article 74 par la spécialité. Pouvons-nous considérer que Saint-Barthélemy relève réellement de la spécialité législative, dès lors que la loi organique prévoit que les lois et règlements s’y appliquent de plein droit ?

M. Stéphane Artano, président. – Je donne la parole aux médiateurs.

M. Stéphane Diémert. – Je vous remercie, Monsieur le ministre Victorin Lurel, de vos compliments. J’ai en effet un souvenir précis de notre discussion de 2002 qui a conduit à un amendement mettant fin à cette jurisprudence un peu étrange du Conseil constitutionnel qui, pour censurer la notion de peuple Corse, recréait celle de peuples d’outre-mer, potentiellement porteuse de dérives. L’amendement du député Victoria a réglé la question dans l’article 72-3.

S’agissant de l’interprétation de l’amendement que vous avez déposé avec Mme Micheline Jacques et d’autres sénateurs, le système de deux collectivités territoriales, administrant le même territoire, avec deux assemblées distinctes, m’a toujours paru extravagant, même si j’en comprends bien les origines. Je reconnais également les difficultés, qui peuvent être d’ordre psychologique, à le supprimer. Pour autant, l’amendement ne condamne pas explicitement cette formule. Peut-être faudrait-il, à l’occasion de travaux ultérieurs, et pour rassurer La Réunion et la Guadeloupe, prévoir une disposition transitoire dans la loi de révision qui préciserait clairement que l’adoption de la réforme n’a pas pour effet de porter atteinte à l’organisation administrative actuelle, sauf si les électeurs l’approuvent ? En outre, si la question de la fusion des échelons départementaux et régionaux se posait en métropole, comme elle a failli l’être avec la réforme des conseillers territoriaux, cette réforme devrait être étendue aux territoires d’outre-mer.

Je comprends que la notion de spécialité législative puisse déranger sur le plan politique, puisqu’elle correspond à l’ancien système des TOM auquel nous avons voulu mettre fin avec la création des COM. Les TOM étaient des territoires où les lois nationales ne s’appliquaient pas, sauf si elles le précisaient. L’idée des rédacteurs de l’article 74, sous l’autorité de Mme Brigitte Girardin, était d’ouvrir la porte à des statuts différenciés, protégés par la loi organique, mais qui n’impliquent aucune forme obligatoire de spécialité. Ces statuts permettent de faire varier le « curseur » sur l’échelle de l’autonomie normative et de la spécialité. L’autonomie entraîne l’absence d’application du droit national dans la matière transférée, mais il existe néanmoins des domaines – et d’abord celui des compétences régaliennes intransférables – dans lesquels la compétence n’est pas locale mais nationale. Dans ces domaines, il y a alors « spécialité » – quand si la loi organique statutaire le prévoit -puisque la loi ne s’applique localement que sur mention expresse. Ainsi, pour prendre le cas de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, hors domaine de compétences locales et hors immigration (de compétence étatique mais sous régime de spécialité), c’est bien le droit national qui s’applique, comme dans un DOM, et le cas échéant, avec des adaptations. Cette notion de spécialité est compliquée à expliquer aux électeurs, elle peut faire peur, mais elle présente un intérêt pratique évident. La « spécialité législative » sert à caractériser une situation ou, dans certains domaines, la loi nationale ne s’applique pas.

C’est très pratique pour Saint-Barthélemy et pour Saint-Martin, puisque compte tenu du contexte migratoire des Antilles, il avait été jugé préférable, au moment de la rédaction de la loi organique, qu’un droit spécifique étatique puisse s’appliquer en matière de droit de l’entrée, du séjour et de l’éloignement des étrangers, et que les réformes nationales, pas toujours conçues pour être appliquées dans ces territoires, ne s’y appliquent pas de plein droit. Le législateur doit ainsi faire acte de volonté expresse quand il y étend ces textes.

En Polynésie française, qui dispose d’une très large autonomie locale et qui est soumise depuis 1946 au principe de spécialité, les compétences de l’État sont limitées aux compétences régaliennes, mais il y existe des domaines dans lesquels les lois s’appliquent néanmoins de plein droit, et d’autres dans lesquels elles ne s’appliquent pas, sauf mention expresse. Dans ces territoires, le législateur peut donc faire varier, en fonction des intérêts en présence, l’application de la loi nationale. Dans un souci de recherche d’égalité, dès lors que l’État est compétent dans une matière donnée, il n’y a toutefois aucune raison objective pour qu’en Polynésie ou en Nouvelle-Calédonie les citoyens français soient soumis à un régime qui n’est pas celui de la métropole. Pourquoi les règles du droit pénal général seraient-elles différentes dans ces territoires ? Il n’y a sur ce point aucune raison de les différencier. Or, le droit pénal y est encore soumis au principe de spécialité…

Une fois que chaque collectivité a choisi son statut, que les compétences de la collectivité et de l’État sont distinguées, il importe donc de mener une réflexion afin de déterminer si, dans le domaine de compétence de l’État, la spécialité a encore un sens. C’est loin d’être évident. et l’on peut s’étonner de la logique qui a présidé à tel ou tel choix. C’est l’un des aspects de la réflexion que nous devons mener dans l’hypothèse d’adaptation des statuts existants ou de révision constitutionnelle. Quel est le degré d’applicabilité des normes étatiques, indépendamment de l’autonomie locale ? Ces notions sont techniques, mais elles s’accompagnent d’éléments politiques, voire de questions philosophiques. Si l’État est compétent dans un domaine du droit, est-il pour autant légitime à différencier ses citoyens selon qu’ils habitent Tahiti, Saint-Pierre-et-Miquelon ou la Guyane, alors que la même loi devrait normalement s’appliquer, sauf impossibilité concrète ?

Dans le cadre actuel, l’article 74 permet beaucoup de souplesse et Saint-Barthélemy et Saint-Martin, ainsi que Saint-Pierre-et-Miquelon (qui a de facto expérimenté ce régime depuis 1985), ont un système mixte qui démontre que l’on peut vivre pour l’essentiel sous le droit commun national mais avec des compétences locales conséquentes, dans des domaines tels que la fiscalité, l’urbanisme, l’aménagement du territoire, l’environnement, la domanialité publique, etc.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. – Pour répondre à la question de M. Victorin Lurel sur la révision constitutionnelle, il semble que l’ambitieux projet déposé par le Gouvernement d’abord en 2017, puis en 2018, soit difficile à mettre en oeuvre d’ici les prochaines élections présidentielle et législative. J’attire votre attention sur le fait qu’une révision constitutionnelle relative à l’outre-mer sera obligatoire si, en Nouvelle-Calédonie, un troisième référendum est organisé en 2022 et si une troisième fois les citoyens calédoniens votent non à l’indépendance. Le titre XIII de la Constitution relatif à ce territoire devra être révisé. Ce sera peut-être l’occasion d’une révision constitutionnelle portant sur l’ensemble des outre-mer. Une « fenêtre de tir » sera alors ouverte.

M. Olivier Serva. – Je me réjouis de cette première audition commune et j’espère que nous pourrons continuer à nous enrichir mutuellement de nos expériences, de nos réflexions et de nos travaux.

Pour rebondir sur les propos du professeur Mélin-Soucramanien, ce qui nous rassemble aujourd’hui est plus important que ce qui nous sépare, une volonté de réforme, avec souplesse, en respectant les volontés de chacun des territoires, de chacune des populations. Je constate que l’évolution s’est faite de façon naturelle pour au moins neuf territoires sur onze et que le chemin est celui du pragmatisme, celui de l’intérêt des populations, celui du respect de la différenciation de chacun des territoires. Je crois que nous sommes à peu près tous d’accord sur ces éléments et j’ai bon espoir que nous puissions ensemble, cher président Stéphane Artano, chers collègues sénateurs et députés, continuer à affiner notre réflexion dans la perspective de la révision constitutionnelle de 2022.

Je remercie nos deux juristes pour leurs éclairages, leurs avis, leurs prises de position. Je suis certain que nous parviendrons, avec vous et avec d’autres, à une issue dans l’intérêt des territoires ultramarins.

M. Stéphane Artano, président. – Comme vous, cher Olivier Serva, je crois qu’il y a une opportunité à saisir. La modification constitutionnelle pourrait intervenir à la faveur d’une évolution concernant la Nouvelle-Calédonie, comme 1998 a été un élément déclencheur de la réforme de 2003. Sur ce processus, nous sommes d’accord pour convenir que nous avons besoin de temps pour discuter et pour préparer les esprits. Il faut aborder ce processus avec un certain courage mais aussi avec beaucoup d’humilité.

Je remercie nos deux médiateurs d’avoir apporté des éclairages parfois techniques mais indispensables, avec des questions politiques sous-jacentes.

Du côté du Sénat, je suggérerai au président de la commission des lois de mettre en place un groupe de travail. Je m’engage également à rester en contact étroit avec le président Olivier Serva car je pense que nos deux assemblées ont intérêt à converger au maximum sur ces sujets, à les dépassionner et à discuter en toute transparence et en toute franchise sur des thèmes qui sont difficiles.

Dans les mois qui viennent, un certain nombre de collectivités vont être en campagne électorale et la révision constitutionnelle ne doit pas en être un enjeu. Le travail qui s’engage doit être mené en parallèle, dans une perspective un peu plus lointaine, avec toujours comme objectif que ces évolutions institutionnelles se fassent au service du développement de nos territoires. C’est ce que nous devons garder à l’esprit. Il ne s’agit pas de simples réflexions théoriques, législatives ou juridiques, mais, je le répète, l’objectif est concrètement d’assurer le développement de nos territoires.

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