Président du Conseil exécutif de la Collectivité Territoriale de Martinique, Serge Letchimy a livré un hommage aussi intellectuel qu’engagé lors de l’inauguration du buste du docteur Pierre Aliker, ce 3 mai 2025. Il évoque dans cette interview la pensée alikérienne, l’exigence d’une émancipation assumée, le rôle des acteurs locaux dans l’ingénierie du développement, et le risque d’un effacement de la conscience collective.
Antilla : Vous avez parlé d’un “exercice extrêmement complexe” pour rendre hommage à Pierre Aliker. Pourquoi ce choix de ton ?
Serge Letchimy : Parce que Pierre Aliker n’est pas un personnage qu’on évoque à la légère. Il n’est pas de ceux qu’on peut enfermer dans une formule ou une statue, aussi belle soit-elle. Il incarne une conscience structurée, une rigueur intellectuelle redoutable, une pensée qui ne se contentait jamais de slogans. Lui rendre hommage, ce n’est pas simplement parler de sa vie. C’est se confronter à une exigence : celle d’agir avec méthode, avec hauteur de vue, et avec une cohérence entre les valeurs défendues et les actes posés. Il faut donc éviter la facilité. C’est pourquoi j’ai voulu prendre le temps de structurer ma parole.
Vous insistez sur le fait que le docteur Aliker agissait toujours avec une pensée globale. Comment cela se traduisait-il ?
Il n’agissait jamais à l’instinct. Chaque initiative – que ce soit en matière de santé publique, d’éducation, d’urbanisme – s’inscrivait dans un projet global pour la Martinique. Il a coécrit avec Césaire une véritable doctrine municipale – Voir article sur ce site – , en particulier sur les enjeux sanitaires. Rappelons qu’à une époque, les Martiniquais mouraient de typhoïde, que des familles entières vivaient dans des conditions indignes, buvaient une eau non potable. Pierre Aliker a conçu des politiques publiques pour changer cela, dans une Martinique encore marquée par les structures coloniales. Il ne faisait pas qu’agir, il pensait l’action.
Vous avez évoqué une “économie de la santé” et un “hub caribéen”. Ce projet s’inscrit-il dans cette vision alikérienne ?
Tout à fait. Ce que Fabrice Belliard a initié avec cette résidence dédiée aux professionnels de santé, aux étudiants et aux malades, ce n’est pas simplement de la construction immobilière. C’est une prise de responsabilité territoriale. Ajoutons à cela le cyclotron – dixième au monde et troisième dans la zone Caraïbe –, la proximité du CHUM, et, demain, la reconstruction espérée de l’hôpital La Meynard. Nous avons les bases pour bâtir une véritable filière d’excellence en santé, à l’échelle caribéenne. C’est dans cet esprit que je m’engage à proposer un projet de coopération avec les pays de la CARICOM, de l’OECS, de l’AEC, pour que la Martinique devienne un pôle scientifique régional. C’est exactement ce que Pierre Aliker aurait voulu : que nous cessions d’attendre des solutions de l’extérieur et que nous inventions ici, sur place.
Justement, vous mettez en garde contre “l’attente des 8000 kilomètres”. Que voulez-vous dire ?
Cela signifie qu’il est temps d’arrêter d’espérer que nos solutions viennent de Paris ou d’ailleurs. Pierre Aliker nous a appris à être autonomes dans notre pensée, dans notre conception du développement. Attendre des réponses toutes faites, c’est renoncer à notre responsabilité collective. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une “errance de la conscience”, à un vide de projection. Or, un peuple qui ne se projette plus est un peuple en danger. Nous devons retrouver une boussole, et Aliker nous en a laissé une. Il faut se réapproprier notre avenir, retrouver confiance dans nos compétences, dans notre capacité à agir depuis chez nous.
Vous avez dressé un portrait très large du docteur Aliker : médecin, scientifique, homme politique, homme de culture… Quelle figure vous marque le plus ?
C’est justement cette richesse qui m’impressionne. Il a été tout cela à la fois, sans jamais trahir une seule de ses convictions. Chirurgien formé à Paris, il aurait pu rester là-bas. Il choisit de revenir pour servir son peuple. Il fonde un parti politique avec Césaire, non pour faire carrière, mais pour construire un projet d’émancipation. Il s’engage dans la création d’écoles, de crèches, de centres de vaccination, avec une constance remarquable. Il portait un deuil permanent – celui de son frère André, assassiné pour avoir défendu la vérité – et il en avait fait un engagement éthique visible, à travers le blanc de ses vêtements. Pierre Aliker, c’est la fidélité incarnée : fidélité à sa famille, à ses idéaux, à son peuple.
“Il ne faut jamais permettre que l’intérêt général soit noyé dans les eaux glacées des intérêts privés.”
Vous avez cité Karl Marx dans votre discours. Pourquoi ce choix ?
Parce que l’une des phrases que Pierre Aliker répétait souvent était tirée de Marx : “Il ne faut jamais permettre que l’intérêt général soit noyé dans les eaux glacées des intérêts privés.” C’est une boussole morale. À une époque où le cynisme politique et l’opportunisme économique menacent l’intérêt collectif, cette phrase prend une actualité brûlante. Pierre Aliker incarnait cette rigueur morale absolue. Il nous oblige à résister aux compromissions, à refuser les solutions de facilité, à rejeter les “zanzolaj” et les “i bon kon sa”. Il nous appelle à ne jamais transiger sur l’essentiel : la dignité, la vérité, l’intégrité.
Et aujourd’hui, quel message pour les jeunes Martiniquais ?
Le message est clair : reprenez le flambeau. Appropriez-vous l’exigence d’excellence que portait Pierre Aliker. Refusez la médiocrité, la résignation, l’oubli. Prenez conscience de la force que vous portez en vous. La Martinique a produit des figures d’une immense stature – Césaire, Aliker, Fanon. Cela ne doit pas être un motif de nostalgie, mais une injonction à faire mieux, à aller plus loin. Aliker disait : “Les meilleurs spécialistes des questions martiniquaises sont les Martiniquais eux-mêmes.” C’est un appel à la responsabilité, à la confiance, à l’audace. Nous devons restaurer cette conscience collective et faire de l’émancipation une réalité, et non un simple discours.
En un mot, que représente aujourd’hui le buste inauguré à l’entrée de la résidence Pierre Aliker ?
Ce n’est pas une œuvre figée. C’est une alarme silencieuse, un rappel constant. Il dit : ne vous endormez pas, ne laissez pas s’éteindre la conscience, ne trahissez pas les principes. Ce buste, c’est une présence. Il est là pour nous obliger à la hauteur. C’est une flamme allumée à l’entrée d’un lieu de soin, de vie, d’avenir. Il dit aux jeunes médecins, aux résidents, aux passants : “Faites de votre vie un acte utile.” Et il nous murmure à tous, chaque jour : “Ne vous contentez pas. Élevez-vous.”
Philippe Pied