Aborigènes, Amérindiens, zadistes de Notre-Dame-des-Landes… Dans « Réveiller les esprits de la Terre », l’anthropologue Barbara Glowczewski appelle à un « compagnonnage des peuples en lutte » pour « résister ensemble aux alliances économiques et financières qui détruisent la planète ».

Le 24 juin 2018, alors que ses habitantes et habitants étaient encore sous le choc d’une violente offensive militaire survenue quelques semaines plus tôt, la Zad de Notre-Dame-des-Landes fut le théâtre d’un curieux événement, insolite dans ce bocage de l’Ouest français. Nidala Barker, activiste aborigène venu tout droit d’Australie, y pratiqua un rite aborigène de fumigation auquel se prêta une quarantaine de personnes.

Comment deux mondes a priori si différents ont-ils pu se rencontrer ? C’est l’objet de l’enquête de l’anthropologue française Barbara Glowczewski, mère de Nidala Barker, dans son dernier ouvrage, Réveiller les esprits de la terre (éd. Dehors, 2021). L’autrice brosse un panorama des luttes menées par les Aborigènes, les Amérindiens et descendants de marrons en Guyane française et les zadistes à Notre-Dame-des-Landes. Et en appelle à l’union transnationale des combats autochtones, ceux menés par et pour la terre.

Barbara Glowczewski consacre de longues pages aux Aborigènes, en particulier ceux d’Australie-Occidentale, qu’elle fréquente assidûment depuis une quarantaine d’années. À ses yeux, en raison de leur cosmogonie totémiste qui les unit presque littéralement à la terre qui les porte, les peuples aborigènes forment une figure matricielle de l’autochtonie politique. Celle-ci se caractérise par un ancrage résolument territorial, autour d’un site (un rocher, un cours d’eau) ou d’un paysage (un désert, une forêt) chargé de puissance. Cet enracinement, d’inspiration profondément païenne – du latin paganus, « les hommes et femmes du pays » –, engendre un cercle vertueux.

Barbara Glowczewski avec sa fille Nidala Barker lors d’un rituel de fumigation réalisé par Nakakut Barbara Gibson, la grand-mère du bébé. Capture d’écran du film Lajamanu – 40 ans avec les Warlpiri d’Australie centrale, de Barbara Glowczewski.

D’une part, une telle cosmogonie fait vivre en symbiose humains, non-humains et même non-vivants (minéraux, cours d’eau, etc.), invitant les premiers à prendre soin des autres terrestres. D’autre part, comme les autochtones veillent eux-mêmes à l’équilibre cosmologique, ils se passent de toute intervention extérieure à leur communauté, notamment d’origine étatique, susceptible de la déstructurer.

Inversement, l’anthropologue note que les religions monothéistes – en particulier le christianisme – ont tendance, par leur réification ontologique d’un monde dont l’humain est placé à la tête, à se désaffilier d’un territoire et à soutenir idéologiquement l’exploitation à outrance de ses « ressources ». Comme le rapporte l’autrice au terme d’un séjour sur le terrain, cela est particulièrement notable avec les églises évangélistes en Amérique latine, au Suriname et en Guyane. « [Leurs] intérêts économiques sont souvent liés au grand capital des multinationales » et elles arrivent dans les communautés amérindiennes et marronnes « avec les armes de la guerre néolibérale » pour s’approprier l’or, les forêts et les terres agricoles.

Contrairement aux monothéismes, « le vécu chamanique valorise la multiplicité du vivant »

Face à pareille progression du front capitaliste partout sur la planète et plus spécifiquement chez les communautés autochtones – qui constituent 5 % de la population mondiale mais protègent 80 % de la biodiversité planétaire, rappelle Glowczewski –, le recours aux pratiques chamaniques traditionnelles s’intensifie, voire gagne de nouveaux adeptes, car elles revendiquent une éthique du soin envers les autres Terrestres. Contrairement aux monothéismes, « le vécu chamanique valorise la multiplicité du vivant et de multiples niveaux de présence spirituelle dans le cosmos » et prend ainsi « soin de toutes les formes de vie pour l’avenir de la planète ».

Contre les agressions des multinationales et des États qui les soutiennent en Australie, en Guyane ou dans le bocage nantais, « des femmes et des hommes ressentent le besoin d’inventer de nouveaux rites pour réapprendre à “sentir-penser avec la terre” » et s’attachent ainsi corps et âme au lieu menacé. Et l’autrice de citer en exemple la récente alliance des féministes et des nouvelles sorcières, les Wiccas, qui inventent de nouveaux rituels féminins pour lutter contre l’oppression patriarcale et capitaliste qui détruit la planète. Dans cette guerre quotidienne contre le vivant et ses défenseurs, les sciences sociales, en particulier l’anthropologie, ne peuvent pas rester de marbre. Barbara Glowczewski assigne ainsi un devoir éthique, sinon politique, à sa discipline : « L’anthropologie a la responsabilité de mettre en valeur la diversité hétérogène à tous les niveaux, d’une manière telle que la culture et la nature ne soient pas réifiées comme des domaines fixes mais comprises comme un milieu en symbiose que les gens peuvent transformer pour stimuler une meilleure coexistence. »

Les autochtones ne se définissent pas sur des bases ethniques, mais géographiques

Même ainsi, comment passer de luttes strictement locales à l’échelle planétaire ? Ou, pour reprendre les mots de l’autrice, comment favoriser l’ouverture au « Multivers » ? Pour ce faire, la chercheuse commence par démonter un mythe qui a la vie dure : loin d’être isolées et séparées des autres sociétés humaines, les communautés autochtones ont historiquement été des lieux d’accueil et de rencontre. L’enracinement d’un peuple en un lieu l’ouvre paradoxalement au reste du monde. Glowczewski rappelle ainsi la longue tradition d’hospitalité et de métissage des Amérindiennes et Amérindiens de Guyane envers les esclaves marrons et leurs descendants. C’est pourquoi les autochtones ne se définissent pas sur des bases ethniques, mais géographiques, au sens où font communauté tous les vivants partageant un même paysage.

Cette acception a le mérite de dépasser les frontières restreintes de l’État-nation pour inclure dans la communauté tous les humains habitant ces lieux, quelle que soit leur nationalité. Et c’est ainsi que plusieurs peuples autochtones se sont saisis de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) afin d’y « porter une revendication militante à la lumière d’un grand public transnational ». Les représentants du Cercle de sagesse désirent ainsi faire inscrire le chamanisme au patrimoine mondial de l’humanité.

Plus proche de nous, la Zad de Notre-Dame-des-Landes a repris à son compte cette tradition d’accueil autochtone. Elle reçoit aussi bien des personnes marginalisées que des délégations d’Australie ou de Polynésie, et s’est progressivement muée en « refuge de toutes sortes de singularités en rupture, en résistance créative contre un malheur planétaire à conjurer ». L’analyse que fait la chercheuse du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) des lieux en résistance rejoint ainsi la théorie des « espaces libérés depuis lesquels tisser des réseaux de lutte »que développe Jérôme Baschet dans son dernier livre, Basculements (La Découverte, 2021) [1]. Ancrage local et internationalisation du combat ne s’opposent pas ; bien au contraire, c’est précisément d’un lieu singulier que peut se propager une nouvelle vision pluraliste du monde.

À la Zad de Notre-Dame-des-Landes, en octobre 2019. © Jérémie Lusseau/Reporterre

Cette vision, Barbara Glowczewski lui donne un nom : le « nomadisme existentiel ». Pratiqué par ceux qu’elle appelle les « réfugiés de l’intérieur »(comme les Aborigènes, les Amérindiens, les demandeurs d’asile, etc.), ce mode de vie consiste à « revendiquer le droit de s’installer dans des foyers mouvants » sans se les approprier pour son propre usage. Ainsi, bien que nombre de clans aborigènes se soient fixés autour d’un site spécifique, leur cosmogonie totémiste, au sein de laquelle ils cohabitent la Terre avec d’autres vivants et non-vivants, exclut toute exploitation intensive du territoire ; ils n’en sont que des passagers, eux-mêmes traversés par d’autres forces. Or, l’anthropologue constate qu’un tel nomadisme menace les fondements mêmes du mode de vie sédentaire des États modernes, qui en retour y « répondent par une violence destructrice pour empêcher que ces mouvements deviennent contagieux ».

On comprend la teneur de cette menace à la lueur des travaux de James C. Scott, auteur de L’œil de l’État (La Découverte, 2021) et de Homo domesticus, sur la genèse de l’État. À l’en croire, tous les États se sont historiquement construits en sédentarisant des populations, de gré ou de force, et en les assujettissant à des travaux agricoles et urbanistiques pénibles afin de mieux les contrôler.

Contre pareil modèle disciplinaire, on saisit mieux ce qu’ont d’envoûtant le nomadisme existentiel et, in fine, le « compagnonnage des peuples en lutte »auquel appelle Barbara Glowczewski pour « résister ensemble face à d’autres alliances internationales économiques et financières qui détruisent la planète et tout ce qui l’habite ».


  • Réveiller les esprits de la terre, de Barbara Glowczewski, aux éditions Dehors, juin 2021, 288 p., 20 euros.

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