“Avec une croissance au ralenti, une population en baisse et des entreprises en difficulté, la Martinique doit surmonter de grands défis pour relancer son économie.”
En bas d’article 5 question complémentaires à Philippe Jock
Un panorama économique sous tension
Lors de la conférence organisée par l’Ordre des Experts-Comptables de la Martinique à l’EGC, Philippe Jock, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCIM) et expert-comptable, a dressé un état des lieux détaillé de la situation économique martiniquaise. Son intervention a mis en lumière les défis structurels du territoire, marqués par une faible croissance, une démographie en déclin et les séquelles des récentes crises sociales.
Une croissance au ralenti et des écarts persistants avec l’Hexagone
La Martinique affiche une croissance économique modeste, avec un PIB en hausse de 0,4 % en 2024, bien loin des niveaux d’avant 2009 où la progression atteignait régulièrement 5 % à 6 %. Le PIB par habitant, qui s’établit à 28 600 euros, reste inférieur à celui de l’Hexagone (41 100 euros), traduisant un retard économique structurel.
L’inflation, bien que légèrement en baisse, a encore atteint 3,3 % en 2023, après 4 % en 2022, pesant lourdement sur le pouvoir d’achat. Entre 2022 et 2023, les prix des produits alimentaires ont augmenté de 4,9 %, portant à près de 15 % la hausse cumulative en deux ans. Cette flambée des prix a contribué à la grogne sociale ayant débouché sur les troubles de novembre.
Un marché du travail marqué par un chômage élevé et une population en recul
La Martinique fait face à un défi démographique majeur, perdant chaque année environ 4 000 habitants. Ce déclin entraîne une contraction de la population active et pèse sur le marché du travail. Le taux de chômage, bien qu’en légère amélioration, reste élevé à 11 % et devrait atteindre 10 % en 2024.
Dans ce contexte, la consommation des ménages – moteur principal de l’économie locale – se maintient grâce à la dépense publique, mais en volume, elle demeure stagnante. Les ménages martiniquais font face à une hausse des charges fixes, notamment les assurances et l’alimentation, ce qui limite leur capacité d’achat et fragilise l’économie locale.
Un impact fort des crises sociales sur les entreprises et l’emploi
Les émeutes de novembre 2024 ont laissé des traces profondes dans le tissu économique. 141 établissements ont été directement affectés par les violences et pillages, touchant 738 salariés placés en chômage partiel ou licenciés. Les pertes sont estimées à près de 80 millions d’euros, une situation sans précédent qui dépasse l’impact des crises précédentes, y compris celle du COVID-19.
Un des effets les plus préoccupants est le désengagement des compagnies d’assurance. Plusieurs d’entre elles, notamment GFA Caraïbes, ont cessé de couvrir certains risques ou ont drastiquement augmenté leurs tarifs, parfois doublant ou triplant les primes. Ce problème assurantiel fragilise encore davantage les entreprises locales, les mettant face à des coûts accrus ou à une impossibilité de se protéger contre de futurs incidents.
Une conjoncture économique inquiétante pour les entreprises
Le climat des affaires en Martinique s’est fortement dégradé. L’indicateur du climat économique (ICE) est en recul de 7 points, traduisant une crise de confiance des chefs d’entreprise. Cette défiance est alimentée par plusieurs facteurs : instabilité sociale, augmentation des coûts et faibles perspectives de croissance.
- BTP et industrie en difficulté : La construction a enregistré une chute d’activité de 12 % en décembre 2024. Le manque de commandes publiques et la réticence des investisseurs privés compliquent la relance du secteur.
- Forte hausse des défaillances d’entreprises : Sur 12 mois, les liquidations judiciaires ont bondi de 18,4 %, et les redressements de 44,4 %. Contrairement aux années précédentes où les entreprises bénéficiaient d’une période d’observation avant la liquidation, elles sont désormais directement mises en faillite.
- Des crédits d’investissement en hausse mais mal orientés : Bien que les financements aux entreprises aient augmenté de 3,3 %, la majorité des fonds sont destinés à des investissements en Guadeloupe et en Guyane, montrant un affaiblissement des perspectives locales.
Tourisme et infrastructures : Des perspectives mitigées
Le tourisme, pilier de l’économie martiniquaise, traverse une période contrastée. Si les efforts de promotion ont permis d’atténuer la baisse de fréquentation, les chiffres restent préoccupants :
- Aéroport : En 2024, le trafic passagers a progressé de 1,2 %, mais reste 8,5 % inférieur à 2019. Le segment national est stable, mais les connexions avec la Guadeloupe sont en forte baisse (-5,6 %).
- Croisière : Le nombre de croisiéristes en transit a chuté de 8 %, tandis que la croisière basée progresse de 12 %. La dépense moyenne des croisiéristes en Martinique (60 à 66 euros) reste bien inférieure aux standards régionaux (plus de 100 euros en Guadeloupe).
- Transport maritime : Malgré une stabilité des échanges de conteneurs, les importateurs cherchent à diversifier leurs sources d’approvisionnement, favorisant davantage les marchés d’Amérique latine.
Une relance indispensable pour éviter l’enlisement
Philippe Jock insiste sur l’urgence d’un plan de relance concerté entre le public et le privé. Les défis sont nombreux : retrouver la confiance des investisseurs, sécuriser les entreprises face aux risques, stimuler la consommation et surtout relever le défi démographique.
La Martinique est à un tournant. Sans actions concrètes pour redynamiser son économie, attirer des investissements et stopper l’exode de sa population active, l’île pourrait s’enfoncer dans une croissance durablement faible, menaçant son modèle économique et social.
Cinq questions à Philippe Jock, président de la CCIM
► La Martinique peut-elle rebondir après les crises récentes ?
“Le rebond est possible, mais il nécessite une réponse rapide et concertée entre l’État, les collectivités locales et les acteurs économiques. La priorité est de restaurer la confiance des entreprises et des investisseurs en assurant un climat économique stable et sécurisé. Nous devons également accélérer les projets d’infrastructures et de développement pour stimuler la création d’emplois. Enfin, il est crucial de renforcer les dispositifs de soutien aux entreprises en difficulté, notamment par des solutions de financement adaptées et une meilleure couverture assurantielle.”
► L’exode démographique est-il la principale menace pour l’économie locale ?
“C’est un problème structurel qui fragilise l’ensemble du tissu économique. Moins d’habitants signifie moins de travailleurs qualifiés, une baisse de la consommation et une réduction du dynamisme entrepreneurial. Pour inverser cette tendance, nous devons créer un cadre attractif pour les jeunes et les actifs en favorisant l’emploi, en encourageant l’entrepreneuriat et en améliorant l’accès au logement et aux services. La Martinique a des atouts à valoriser, mais il faut une véritable politique d’attractivité et d’accompagnement pour retenir et attirer des talents.”
► Comment les entreprises martiniquaises peuvent-elles surmonter la crise actuelle ?
“Les entreprises doivent avant tout sécuriser leur trésorerie et adapter leur modèle économique aux nouvelles réalités du marché. La diversification des activités, l’optimisation des coûts et l’innovation sont des leviers majeurs pour rebondir. Nous travaillons aussi avec les institutions bancaires pour faciliter l’accès au crédit et éviter un effet domino des difficultés de paiement. Par ailleurs, la digitalisation et l’exportation vers d’autres marchés de la Caraïbe et de l’Amérique latine peuvent offrir de nouvelles opportunités de croissance.”
► La hausse des coûts et les problèmes d’assurance mettent-ils en péril l’activité économique ?
“Oui, et c’est une préoccupation majeure. Les coûts des matières premières, du transport et de l’énergie ont fortement augmenté, et les entreprises doivent composer avec ces hausses sans toujours pouvoir les répercuter sur leurs prix de vente. Le problème des assurances est également critique : de nombreuses entreprises ont vu leurs contrats résiliés ou leurs primes exploser après les événements de novembre. Nous interpellons les autorités pour mettre en place des solutions spécifiques à la Martinique, afin de garantir une couverture équitable et éviter que certaines activités ne disparaissent faute de protection.”
► Quelles sont les priorités pour relancer l’économie martiniquaise ?
“Il faut une approche globale. D’abord, stabiliser le climat social et rassurer les investisseurs. Ensuite, relancer les investissements publics et privés, notamment dans les infrastructures et le tourisme, qui sont des moteurs de croissance. L’État doit aussi jouer son rôle en facilitant l’accès aux financements et en soutenant la formation professionnelle pour adapter les compétences aux besoins du marché. Enfin, nous devons mieux exploiter les opportunités régionales en développant les échanges commerciaux avec nos voisins caribéens et sud-américains.”