Le médecin belge Peter Piot, codécouvreur du virus Ebola, évoque les pistes à suivre pour lutter contre la pandémie et mieux se protéger contre la résurgence d’une telle catastrophe. Des sujets abordés lors du Sommet mondial de la santé.
Le médecin et microbiologiste belge Peter Piot, directeur de la London School of Hygiene & Tropical Medicine, est conseiller de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, pour la recherche sur le Covid-19. Il a coprésidé un groupe d’experts scientifiques chargés d’établir des recommandations afin de nourrir les discussions du Sommet mondial de la santé organisé vendredi 21 mai à Rome, sous l’égide de l’Union européenne (UE) et de la présidence italienne du G20.
Codécouvreur du virus Ebola, avant de diriger l’Onusida (Programme commun des Nations unies sur le VIH-sida), de 1995 à 2008, il détaille les enjeux de ce sommet et de l’Assemblée mondiale de la santé, qui s’ouvre le 24 mai, tous deux placés sous le signe de la pandémie.
Quelles sont vos attentes vis-à-vis du Sommet mondial de la santé ?
Un sommet au plus haut niveau aurait dû se tenir il y a plus d’un an. C’est ce qu’on avait fait pour le sida, pour Ebola, et il a fallu attendre quinze mois pour la plus grande crise sanitaire qu’on ait connue en temps de paix. C’est bien au niveau des chefs d’Etat que la préparation aux pandémies doit être discutée.
Comment accroître la coordination entre les Etats ?
Il faut être réaliste : les Etats sont souverains. On l’a vu dans l’UE au début : des pays ont fermé leurs frontières pour empêcher l’exportation de matériel de protection, de tests diagnostics. Idéalement, il faudrait davantage de coordination dans le domaine de la surveillance épidémiologique et du partage des données.
Mais l’Organisation mondiale de la santé (OMS) n’a pas d’autorité pour intervenir dans les pays, pour envoyer des épidémiologistes sans invitation. A l’échelle internationale, seule l’Agence internationale de l’énergie atomique a de telles prérogatives. Et encore : elle n’envoie pas comme ça des inspecteurs en Chine, aux Etats-Unis ou en France.
Ce sommet sera justement suivi dans quelques jours de l’assemblée annuelle de l’OMS. Celle-ci doit-elle évoluer ?
L’OMS doit être renforcée, il n’y a pas de doute, mais elle fait aussi beaucoup trop de choses. Il est par exemple important qu’elle définisse l’agenda de recherche, et analyse les résultats, mais son rôle n’est pas d’en faire. A mon sens, son problème majeur est qu’on ne peut dépolitiser totalement la réponse aux épidémies
Vous appelez dans vos recommandations à renforcer les instances de conseil scientifique. Pensez-vous que les chercheurs n’ont pas été assez écoutés par les politiques depuis le début de cette pandémie ?
Regardez l’Inde, le Brésil, l’Amérique de Trump… Si un président dit : « C’est une petite grippe, ce n’est pas grave, j’ai pris de la chloroquine et cela va mieux », c’est très dangereux. Cela se passe mieux en Europe qu’ailleurs.
Le grand problème, c’est qu’il y a beaucoup d’incertitudes. Les avis scientifiques sont imparfaits car on n’a pas toutes les données. Parfois cela dérange. Et les politiques subissent beaucoup de pression : la lassitude des populations soumises à des restrictions, les dégâts économiques. Notre rôle est de conseiller en toute indépendance et transparence. Mais, si un scientifique veut décider, il doit se lancer dans la politique.
Est-ce que la levée des brevets permettrait d’accélérer la production de vaccins ?
J’ai été très déçu par cette annonce de Joe Biden. Ce qui aurait pu avoir un impact immédiat, c’est la levée de l’interdiction d’exportation des ingrédients qui servent à la production de vaccins par les Etats-Unis mais aussi par l’Inde. Les Etats-Unis n’ont exporté aucun vaccin, quand l’Europe exportait la moitié de ceux produits sur son sol.
En cas d’urgence sanitaire, il existe déjà un mécanisme de partage de la propriété intellectuelle prévu par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans le contexte de la lutte contre le sida, cette licence obligatoire n’a jamais été utilisée, sauf comme menace pour faire baisser les prix des médicaments.
Aujourd’hui, le problème, c’est l’insuffisance des capacités de production. La levée des brevets ne produira pas un seul vaccin de plus cette année. Mettre en route leur production prend au moins six mois, si on a l’expérience, et une année si on n’en a pas. Le plus important, ce sont les transferts de technologies. AstraZeneca et J & J ont des accords et de tels transferts sont prévus mais les producteurs de vaccins à ARN en sont loin. Il faudrait prendre trois mois pour les négocier avec les industriels, avant d’invoquer la licence obligatoire.
Les Etats semblent parfois impuissants face aux grandes sociétés pharmaceutiques. Comment les contraindre ?
Honnêtement je ne sais pas. Si AstraZeneca avait livré les quantités prévues, Ursula von der Leyen serait une héroïne… Mais il y a aussi objectivement des difficultés techniques. Produire des milliards de doses n’est pas aussi facile qu’on le pensait.
Les Etats ne pourraient-ils pas fabriquer eux-mêmes leurs vaccins ?
Avant, en Europe, chaque pays avait son institut, mais cela n’était pas rentable et la qualité était insuffisante. Faire des vaccins, c’est ultra-compliqué.
Quand vous visitez le site de Sanofi en France ou celui de GSK en Belgique, le plus gros bâtiment, c’est celui du contrôle de la qualité. Il ne faut pas oublier qu’un vaccin, c’est du matériel biologique injecté à des gens en bonne santé !
Il y a cependant une question de sécurité d’approvisionnement à l’échelle régionale. Pour l’Afrique, je pensais que l’Inde pouvait produire des milliards de vaccins à bas prix et donc qu’on était tranquille. Mais il s’avère aujourd’hui que les Indiens bloquent les exportations, car ils en ont besoin pour leur propre population. Je l’avais complètement sous-estimé. Le fait que les Etats-Unis refusent l’exportation des matières premières a aussi un effet domino.
Le continent africain sera-t-il en mesure de fabriquer ses propres vaccins ?
L’Institut Pasteur de Dakar, au Sénégal, produit des vaccins contre la fièvre jaune, donc il y a la capacité technique. Aspen, en Afrique du Sud, s’occupe du remplissage et de la finition. Cela ne permettra pas de produire des vaccins tout de suite mais l’année prochaine, avec des investissements et des transferts de technologies, le continent pourrait ne plus être dépendant de l’Inde.
En France, certains chercheurs fondamentaux ont déploré qu’entre deux pandémies, quand la menace s’éloignait, les budgets s’effondraient…
Il est absolument essentiel de pérenniser les efforts de recherche. On ne crée pas une brigade de pompiers le jour où la maison est en flammes.
Il y a dix ans, pour être honnête, je ne voyais pas comment on pourrait utiliser l’ARN messager pour les vaccins. On n’y serait pas parvenu sans recherche fondamentale, un secteur qui, en France, connaît une baisse des investissements. L’autre composante est le lien avec la recherche appliquée, les biotechnologies, et, là aussi je vois que, même comparée à la Belgique, la France est moins performante.
Dans vos recommandations figure aussi la nécessité de renforcer la confiance du public. Sa défiance vis-à-vis des vaccins peut-elle enrayer la lutte contre la pandémie ?
C’est possible. En principe, il faut vacciner de 70 % à 80 % de la population pour atteindre l’immunité de groupe. La vaccination a cette particularité d’être à la fois une démarche égoïste et altruiste : on se protège soi-même en même temps que la communauté.
La France a quelques problèmes d’adhésion. Est-ce par refus du vaccin, ou chez les plus jeunes l’idée qu’ils sont moins à risque ? Il y a aussi des questions légitimes, sur l’efficacité et l’innocuité. Il faut discuter et informer. Répondre à une épidémie repose au fond sur un consensus.
Mais c’est un problème plus global : voyez comment la République démocratique du Congo (RDC) a refusé environ 1,5 million de vaccins en raison de l’ambiance antivax – même si la Côte d’Ivoire en a bénéficié.
N’y a-t-il pas un paradoxe à voir que des pays développés s’en sont moins bien sortis ?
On a aujourd’hui un vaccin, mais l’essentiel s’appuie sur des méthodes de prévention aussi vieilles que la peste à Venise. In fine, les pays classés comme les mieux préparés à une épidémie, avant que celle-ci survienne, étaient les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui ne se sont pas très bien débrouillés.
L’origine de la pandémie fait débat. Est-il important de la découvrir ?
Oui, pour l’avenir. Il me paraît peu probable que ce soit un accident de laboratoire, mais c’est à explorer. Il faut surtout connaître de quel animal est issu ce virus, pour conduire la surveillance épidémiologique. On l’a trouvé pour le SARS [syndrome respiratoire aigu sévère].
Certains scientifiques avaient mis en garde vis-à-vis d’expériences dites de gain de fonction, qui visent à rendre certains virus plus pathogènes pour anticiper leur potentiel pandémique. Faut-il relancer le débat sur la légitimité de ce type d’expérimentations?
Cette épidémie nous a montré qu’il faut faire attention. Et on ne peut jamais garantir qu’un virus ne s’échappera pas d’un laboratoire – c’est arrivé par exemple pour la variole, à Birmingham, en 1978. Il doit y avoir d’autres techniques pour mesurer le potentiel pandémique d’un virus.
Aujourd’hui, dans la revue « Science », le patron des centres chinois de contrôle et de prévention des maladies met en garde contre l’émergence de virus de grippe aviaire H5N8. Doit-on prendre cette menace au sérieux ?
Tout à fait. Ces transmissions d’animaux sauvages ou d’élevage vers l’homme arrivent tout le temps, même si cela ne « prend » que rarement. C’est pratiquement inévitable.
Ce qu’on peut éviter, c’est que ça devienne une épidémie, par une surveillance virologique, aussi bien chez les animaux que chez les humains, et par une action très précoce. En 2009, l’OMS et certains gouvernements avaient été accusés de surestimer le virus grippal H1N1. Mais le principe de précaution doit s’appliquer. C’est aussi une des leçons de cette pandémie.
Comment pensez-vous qu’elle évoluera dans les prochains mois ?
En Europe, environ 40 % de la population a reçu au moins une dose. On va donc assister à une baisse très importante de la mortalité et des hospitalisations. On va avancer vers un « nouveau normal », qui nécessitera d’autres mesures.
A l’avenir, on pourrait par exemple attendre de quelqu’un qui tousse qu’il mette un masque et ne vienne pas au travail, comme les Japonais le font depuis cent ans. Dans d’autres pays du monde, la situation s’annonce plus compliquée. Ce qui se passe en Inde préfigure-t-il ce qui pourrait se passer en Afrique ou en Amérique latine ? Le monde sera plus inégal.
L’épidémie ne sera pas finie pour nous tant qu’elle ne sera pas terminée partout. Il y aura un risque constant d’importation de cas et d’incubation de variants qui pourraient créer des problèmes. La première priorité est donc de produire le plus de vaccins en un minimum de temps. L’inégalité d’accès à ces vaccins est un des grands problèmes géopolitiques de notre temps.