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Pour Décision -Santé-Stratégie.

 

La pandémie actuelle a mis en lumière l’importance de la santé publique. Dans un livre qui vient de paraître, Didier Fassin en explore de nouvelles voies et réussit à rendre attractive une discipline souvent qualifiée d’austère. Quitte à susciter la polémique. Verbatim.

Vous avez opté pour une exposition des enjeux de la santé publique en forme de puzzle plutôt qu’à une représentation linéaire. Cela signifie-t-il que la définition de santé publique échappe à tout consensus ?

Des histoires de la santé publique, il en existe plusieurs, dont celle, classique, de George Rosen publiée en 1958. Des définitions de la santé publique, on en recense plusieurs dizaines, dont celle, pionnière, de Charles-Edward Winslow, qui a fait l’objet d’un article en 1920. J’ai voulu faire autre chose, et éclairer la santé publique à partir de problématiques, telles que la question de la mesure et de la valeur des chiffres, si importante pour l’épidémiologie, ou bien la question des thèses conspirationnistes et de leur signification, posée à nouveaux frais avec la pandémie actuelle, ou encore la prise en charge des détenus dans les prisons, domaine si méconnu.

La santé publique est-elle une discipline neutre ou est-elle un instrument qui dévoile la vraie nature de nos sociétés ?

La santé publique est essentiellement une pratique, et elle repose sur le savoir développé par des disciplines telles que l’épidémiologie, l’économie, la sociologie, la mathématique. Mais à travers le prisme des problématiques que j’ai choisies, les sociétés contemporaines se donnent à voir, avec leurs dilemmes entre coût et efficacité, équité et égalité, liberté des sujets et imposition de règles, mais aussi avec les inégalités qui les structurent.

Comment change-t-elle notre regard à l’instar de la clinique au XIXe siècle ?

Le parallèle est juste. La santé publique manifeste un changement de regard par rapport à la médecine clinique. Des individus, on passe aux collectivités ; des symptômes, aux indicateurs ; de l’établissement de diagnostics au calcul de risques ; de la mise en œuvre de traitements de maladies à la recherche de solutions à des problèmes. On le voit, c’est le défi que pose à la santé publique la pandémie, pour laquelle on ne dispose pas de médicament efficace, mais qu’on peut maîtriser par le port de masques, le dépistage des cas, des campagnes vaccinales.

Les crises sanitaires françaises, à l’exception de l’intoxication au plomb, ne sont pas évoquées dans votre ouvrage. Elles ont pourtant modifié en profondeur le regard des Français, leur confiance dans le système sanitaire. N’y aurait-il pas là un cas français ?

Votre remarque est intéressante, car je montre que l’intoxication au plomb, problème devenu prioritaire à la fin des années 1990, n’a précisément pas donné lieu à une crise sanitaire, et je m’interroge donc sur les conditions de possibilité des crises. Tout problème ne devient pas une crise. Il faut que, pour que ce soit le cas, qu’il y ait des circonstances particulières, notamment une ou un lanceur d’alerte et un enjeu perçu par une large partie de la population. J’en donne plusieurs exemples, dont la canicule de 2003 et l’affaire du Mediator. Mais mon livre ne porte pas seulement sur la France. Je m’appuie, dans les différents chapitres, sur des études de cas que j’ai conduites sur trois continents.

La santé publique défend-elle des valeurs ?

Certainement. Elle défend au premier chef le bien-être de la population qui, dans certains cas où il y a conflit pour des raisons de coût notamment, prévaut sur le bien-être de quelques individus. Mais au-delà de ce principe, on voit se dessiner des approches différentes reposant sur des valeurs différentes que la pandémie a révélées : la démocratie sanitaire suppose la liberté et la responsabilité des personnes, comme on l’a vu en Allemagne ; à l’inverse, la police sanitaire implique des prohibitions et des sanctions, comme c’est le cas en France.

Les patients ont-ils toujours raison ?

Ce sont en général les médecins qui ont raison. Je veux dire socialement, c’est-à-dire que ce sont eux qui imposent leur raison. Dans plusieurs cas que j’ai étudiés, du syndrome de la guerre du Golfe à la maladie de Lyme chronique, on est sur ces frontières épistémiques où les malades font valoir leur souffrance et les médecins leur savoir de manière antagonique. Pendant longtemps, dans ces cas, l’autorité médicale l’a emporté. Depuis une décennie, on observe toutefois un déplacement de légitimité, et une certaine reconnaissance de la vérité des patients, aboutissant notamment à des prises en charge. Reconnaissance ambiguë certes, car la majorité des médecins continuent à douter de l’organicité de ces troubles, qu’ils considèrent comme psychosomatiques.

Pourquoi parlez-vous de confrontation entre économistes et épidémiologistes ?

Ce n’est pas un cas général, mais dans une enquête célèbre conduite en Afrique, des économistes montraient que les vermifuges administrés aux enfants avaient des effets spectaculaires non seulement sur les parasitoses intestinales, mais aussi sur les résultats scolaires et par effet indirect sur le développement du pays, ce qui a donné lieu à des campagnes sur tout le continent. Des épidémiologistes ont toutefois pu établir l’existence d’erreurs dans le codage des données et les analyses statistiques, montrant ainsi que les bienfaits proclamés n’existaient tout simplement pas. Mon objectif n’était pas de donner raison aux uns ou aux autres, mais de relativiser la valeur que nous accordons, souvent de manière aveugle, aux chiffres, en rappelant combien ils peuvent être discutés. Le positivisme qui règne actuellement dans l’évaluation des politiques publiques mérite ainsi un sérieux réexamen.

Les théories complotistes doivent-elles être prises au sérieux ?

Assurément. Les dénoncer ou en rire n’a guère d’intérêt. Il faut essayer de les comprendre. Dans le cas de la pandémie de Covid, la défiance qui existe à l’égard de la politique a été accentuée par les errements du gouvernement, et surtout par ses contre-vérités, facilement révélées, qui ont nourri l’idée qu’il trompait la population. Cette idée est d’ailleurs plus fréquemment présente parmi celles et ceux qui s’estiment délaissés par les pouvoirs, marginalisés, discriminés. On conçoit que la transparence – réelle et non seulement invoquée dans le discours – et l’évitement de la stigmatisation des personnes adhérant aux thèses conspirationnistes – le contraire de ce qui est habituellement fait – ne peuvent qu’être bénéfiques.

La pandémie actuelle est-elle une crise sanitaire comme une autre ? Que révèle-t-elle sur nos priorités ? Peut-on la penser en direct ?

La pandémie actuelle est sans précédent dans le monde moderne, non pas pour sa gravité, mais pour les réactions qu’elle a suscitées en termes de suspension des libertés publiques et des droits fondamentaux, d’interruption de l’activité économique avec ses conséquences sociales. D’un côté, elle révèle la priorité absolue qui est mise sur la protection de la vie, entendue comme simple vie physique, au prix cependant parfois de la dignité humaine si l’on pense par exemple à l’isolement des personnes au seuil de la mort. De l’autre, elle dévoile les inégalités face à la maladie, lorsqu’on voit la manière dont on a exposé les personnes occupant des métiers de première nécessité ou encore les conditions qui sont faites aux exilés, y compris lorsqu’ils sont demandeurs d’asile et parfois réfugiés, vivant dans la rue, harcelés par les forces de l’ordre, au cœur de l’épidémie. Mais il est vrai qu’il n’est pas facile de penser la crise sanitaire en direct. Je me réfère d’ailleurs aux Considérations inactuelles de Nietzsche pour dire cette difficulté. C’est pourquoi j’ai choisi ce détour par une série de thèmes, de la vérité du chiffre aux thèses conspirationnistes, de la construction de la santé publique au traitement des détenus, avant de montrer comment chacun d’eux prenait sens avec la pandémie.

* Les Mondes de la santé publique. Excursions anthropologiques publié au Seuil. 23 euros.

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