Il y a des choses qui ne s’expliquent pas ! Je lisais ce texte par hasard ce jour et j’ai voulu souligner quelques passages – importants (?) – et aussi 3 phrases, de ce discours datant de 1985. 

A toutes et à tous, bonne lecture

Philippe PIED

“Cela étant dit, on n’élude pas la question essentielle qui est bien celle-ci : Que faire ? Que faut-il faire ? Que reste-t-il à faire ?”

” …il ne s’agit pas seulement de faire, mais de faire ENSEMBLE »

Monsieur le Président, l’aide apportée ici, et vous y veillez, je le sais, est considérable. Routes, hôpitaux, logements, écoles, équipements de toutes sortes, le bilan est là, impressionnant. Croyez bien que nous en sommes pleinement conscients et unanimement reconnaissants. Mais ce que je vous demande aujourd’hui et au nom de notre communauté est d’un autre ordre et d’un ordre supérieur parce qu’il touche à la dignité même de l’homme : aidez-nous à sortir par le travail, par le travail productif et créateur, de l’infirme condition de l’éternelle protégée et du perpétuel assisté.

Le discours d’Aimé Césaire à François Mitterrand a été prononcé le 4 décembre 1985, à l’occasion de la visite officielle du Président de la République française en Martinique. Cet événement s’est déroulé à Fort-de-France, où Mitterrand a rencontré Césaire, alors député-maire et conseiller régional de la Martinique.

Contexte de la Visite

La visite de François Mitterrand aux Antilles visait à renforcer les relations entre la France et ses départements d’outre-mer, en reconnaissant la spécificité culturelle et les aspirations des Antillais. Mitterrand a souligné l’importance de la régionalisation, qui permet une meilleure prise en compte des particularités locales et une gestion plus autonome des affaires régionales. Cette démarche s’inscrivait dans une volonté de moderniser les institutions et de favoriser un développement économique et social adapté aux réalités locales

Discours de Césaire

Monsieur le Président de la République, depuis quelque temps, l’opinion publique ne s’est jamais tant souciée des Antilles que depuis que vous avez décidé d’y venir. Les médias s’en mêlant, on nous assaille de toutes parts pour nous interroger : “Alors, le Président de la République viendra bientôt chez vous, comment ça va là-bas ?”. Bien, je réponds très simplement et très familièrement à mes interlocuteurs : “Ça va.” Ce qui signifie que ça ne stagne pas, que ça ne s’enlise pas et que, sous votre impulsion, une situation s’est débloquée, des malentendus dissipés et qu’une évolution s’est amorcée.

On sait la difficulté qu’il y a à débiter l’histoire en tranches. C’est sans doute parce que les mutations sont graduelles et qu’aucun instrument n’est en mesure de les enregistrer sur le coup. Quelque chose de ce genre s’est certainement produit aux Antilles durant la dernière période, si bien que ce pays que vous retrouvez après quelques années n’est ni tout à fait un autre, ni tout à fait le même.

Nous avons glissé, me semble-t-il, ensemble et sans heurts majeurs, d’une époque historique à une autre époque historique. Que s’est-il passé au juste ? Je m’en vais vous le dire rapidement.

Il s’est passé ceci : qu’une mythologie, que des mythologies se sont effondrées au contact des réalités et qu’une vérité toute simple s’est imposée comme une évidence. Savoir que, dans le cadre d’une citoyenneté revendiquée et proclamée, dans le cadre d’une union renouvelée, une union qui n’a jamais été aussi forte que depuis qu’il apparaît à tous qu’elle n’est fondée que sur le libre consentement et une commune fidélité à un idéal de justice et de liberté. Savoir, dis-je, que dans le cadre ainsi défini et au carrefour de plusieurs civilisations millénaires, les Antilles sont les Antilles. Qu’elles existent en elles-mêmes, qu’elles sont en soi et pour soi et irréductibles à rien d’autre qu’elles-mêmes.

Nous savons maintenant qu’il y a un peuple martiniquais reconnu par tous et d’abord par vous dans son identité et dans sa différence. Nous savons désormais qu’il y a une responsabilité martiniquaise admise par tous et d’abord par vous. Nous savons qu’il existe un pouvoir martiniquais dont il n’a pas dépendu de vous qu’il ne soit plus cohérent, moins divisé et par conséquent plus fort, plus sûr de lui-même et par conséquent moins hargneux.

Et puis, nous savons maintenant de manière certaine ce que nous pressentions depuis longtemps déjà : qu’il existe et s’affirme et s’enhardit chaque jour davantage un vouloir martiniquais prêt à assumer le passé sans complexe et à déblayer sans défaillance les voies de l’avenir.

En vérité, c’est d’une révolution tranquille qu’il s’agit. On me demande des jalons, on me demande des repères qui permettent de mesurer l’ampleur du changement. Bien, il en est de tous ordres et pas toujours là où on les cherche. Telle est l’histoire, la lente histoire, dirait Braudel, la taciturne histoire, pourrait-on ajouter. Cependant, il lui arrive de s’abandonner, laissant échapper de temps en temps une sentence, un apophtegme, un simple mot parfois mais qui, à lui seul, exprime toute la quintessence d’une époque.

À la circonstance et à propos des Antilles, je pense à deux phrases prononcées à deux moments très différents, séparées par un long intervalle de temps mais qui ont, à mes oreilles, la même résonance et les mêmes connotations. L’une, dont je ne sais si elle est apocryphe, mais qui me paraît plus vraie que le vrai, recouvrant le lieu commun qui n’a que trop cours en France et qui désigne les Antilles comme les “danseuses de la France”. L’autre, je connais le document d’où elle provient. C’est une sorte de rescrit à l’usage de ceux qui, préfets ou administrateurs, ont ou auront à charge de gouverner les Antilles et qui indiquent aimablement aux Antillais jusqu’où il ne faut pas aller trop loin dans l’espérance et l’exigence. Je cite : “Une telle population doit borner ses vœux à être sagement administrée par des hommes humains et justes, ennemis de la tyrannie.”

Je ne dirai pas le contraire. Une des rues qui n’est pas loin de votre palais de l’Élysée porte son nom. Bien, c’est ce type de pensée-là, c’est ce type d’idéologie-là que votre pratique politique aux Antilles a, en même temps que les férules et les gergastules, fussent-elles la cour de sûreté de l’État, renvoyée au musée des antiquités comme une frivolité insultante et un organisme.

Oui, et nous en avons conscience, l’âge qui est révolu et par vos soins, c’est bien celui d’un colonialisme et d’un paternalisme fondé sur la démission et l’abdication de tout un peuple. Monsieur le Président, cela ne signifie pas, on s’en doute, que tout est réglé et que, pour autant qu’elles aient été localisées, vous venez d’atterrir dans une des îles bienheureuses de la légende. Au contraire.

Alors, la responsabilité, ce que nous avons découvert avec vous et grâce à vous, c’est le sérieux des choses et la gravité des situations.

Le seul progrès pour nous, le vrai progrès, mais à vrai dire il est immense, ayant été que désormais nous avons meilleure connaissance de nous-mêmes, meilleure connaissance de nos forces comme de nos possibilités, meilleure intelligence aussi de nos faiblesses comme de nos complémentarités.

La conséquence suit que désormais, pour nous, l’ennemi a un visage, l’objectif est défini, que le disque noir de la cible est repéré, les choses sont maintenant claires, personne n’en doute et c’est là l’important. Le sous-développement, le sous-développement insulaire, le sous-développement tropical, le sous-développement appréhendé comme phénomène global, voilà l’ennemi.

J’ai dit le sous-développement. Peu importe qu’il prenne ici des formes moins agressives qu’ailleurs, des formes plus apparemment bénignes, peu importe et qu’il s’agisse plus d’un mal développement, comme on dit maintenant, que de non développement. Ne nous y trompons pas, c’est du même mal insidieux qu’il s’agit, un mal qui mine et qui ronge, exposant la communauté qu’il attaque tantôt à la prostration malsaine, tantôt à l’explosion aventureuse et suicidaire.

Bien, à n’en point douter, c’est cette cause qui désormais nous interpelle et requiert que pour elle une communauté comme la nôtre sache mobiliser son imagination et sa volonté, autrement dit, pour le mieux de tous, le meilleur de nous-mêmes.

Monsieur le Président, il est de bon ton depuis quelque temps d’accuser vos gouvernements successifs d’avoir pris le problème antillais par le mauvais bout. On leur reproche d’avoir commencé par la réforme politique et d’avoir donné la priorité à la refonte des institutions. J’avoue ne pas comprendre cette critique, car enfin, s’il est vrai que la tâche qui s’avère essentielle aujourd’hui est la lutte contre le sous-développement, du moins faut-il en explorer toutes les dimensions et il faut être singulièrement myope pour ne pas s’apercevoir que le centralisme, le paternalisme, l’irresponsabilité qui en découle, le clientélisme qui l’accompagne, composante essentielle jusqu’à ces derniers temps de la pratique politique aux Antilles, font elles aussi partie du sous-développement et que, comme il y a un sous-développement économique, il y a un sous-développement politique et que c’est à cela que, d’entrée de jeu, il fallait donner un coup d’arrêt significatif.

Cela étant dit, on n’élude pas la question essentielle qui est bien celle-ci : Que faire ? Que faut-il faire ? Que reste-t-il à faire ? Hélas, la réponse tient en un mot : tout, car tout restera à faire tant que n’aura pas été menée à bien la grande tâche que s’est fixée notre famille politique, celle de l’émancipation de l’homme et d’abord des formes les plus criantes de l’aliénation et de la déshumanisation.

Et ici, comment ne pas évoquer, même d’un mot, la misère antillaise, le taudis antillais, le bidonville antillais, le chômage antillais, sans compter le désarroi. Saisi jusqu’au vertige comme d’un sentiment de déréliction, alors, en cette circonstance que rend solennel la présence du Chef de l’État, je me tourne vers le peuple martiniquais pour lui dire que le salut viendra d’abord de lui-même, de sa lucidité, de sa résolution, de son courage, de sa cohésion, bref, de l’énergie, le sursaut collectif.

Et puis, je me tourne vers vous, Monsieur le Président, pour vous demander votre aide. Vous n’êtes pas seulement le président d’un État dont nous nous savons citoyens et solidaires, vous êtes aussi à nos yeux l’homme de Kongun, l’homme qui était avant-hier à Mexico et hier à Rome, à côté de la FAO. L’homme du dialogue et du plus difficile des dialogues, le dialogue Nord-Sud. Bref, l’homme d’État que l’on rencontre attentif et passionné à tous les forums où tantôt se lamente, tantôt s’exacerbe, et toujours s’explicite l’inépuisable querelle des peuples les plus démunis.

Monsieur le Président, l’aide apportée ici, et vous y veillez, je le sais, est considérable. Routes, hôpitaux, logements, écoles, équipements de toutes sortes, le bilan est là, impressionnant. Croyez bien que nous en sommes pleinement conscients et unanimement reconnaissants. Mais ce que je vous demande aujourd’hui et au nom de notre communauté est d’un autre ordre et d’un ordre supérieur parce qu’il touche à la dignité même de l’homme : aidez-nous à sortir par le travail, par le travail productif et créateur, de l’infirme condition de l’éternelle protégée et du perpétuel assisté.

Monsieur le Président, je ne vous le cache pas, ces paroles ne sont pas innocentes. Elles véhiculent une revendication très précise : qu’à la réforme institutionnelle s’adjoigne la réforme économique. Qu’à la refonte des institutions politiques s’ajoute la rénovation des rapports commerciaux, enfin expurgée des séquelles du passé colonial.

Bref, que, comme pour tout pays sous-développé confronté à plus développé que lui, soient combattus cas par cas et année après année les effets destructeurs de la dégradation des termes de l’échange, dont le trop prévisible résultat est que, n’ayant rien à produire, nous n’aurons bientôt plus rien à échanger, ce qui représentera le degré zéro de l’économie antillaise.

C’est pour enrayer ce processus, entamé hélas depuis longtemps, depuis très longtemps, depuis plus de vingt ans, c’est pour enrayer ce processus qu’aujourd’hui je vous adresse cet appel. Y répondre, ce sera cela l’initiative française pour la Caraïbe. En vérité, je ne vois pas pourquoi le mot “initiative” serait un mot américain. Gardons-le, même si d’autres l’emploient, gardons-le parce qu’il est bon et qu’à lui seul, mieux que le mot “plan”, mieux que le mot “projet” qui apparaît un peu comme une vue de l’esprit, il est déjà incoatif, il est déjà commencement de l’action.

« …il ne s’agit pas seulement de faire, mais de faire ensemble »

Monsieur le Président, par ces temps de violence où se déchaîne de par le monde la fureur du fanatisme et où se réveillent, hélas, les démons que nous ne connaissons que trop bien du racisme et de la xénophobie, l’entreprise antillaise à laquelle nous adhérons. Cette entreprise, et c’est là son originalité, il ne s’agit pas seulement de faire, mais de faire ensemble. Cette entreprise, il importe qu’elle réussisse et vous en êtes à nos yeux le garant. Sa finalité est de liberté, de justice et de solidarité humaine.

Qu’on y pense bien, même ce qui se passe dans le plus petit canton de l’univers est contribution, et contribution importante, à l’universel s’il est exemplaire d’une foi et d’une démarche. C’est pourquoi, Monsieur le Président, je voudrais répondre, même tardivement, à votre message.

« En 1974, en foulant pour la première fois la terre martiniquaise, vous nous avez dit : “Amitié et fraternité”. Aujourd’hui, onze ans après, nous faisons écho à cette formule et j’y ajoute, au nom du peuple martiniquais : confiance et espérance »

NDLR : Ce qui est en gras a été souligné par Philippe PIED

Lien vers reportage vidéo

 

Partager.

Laissez votre commentaireAnnuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Exit mobile version