D’où vient l’indifférence qui nimbe la longue histoire de la répression policière des minorités?

La photo:Fresque murale de Philippe Laurent en hommage aux victimes de mai 1967 à Point-à-Pitre – Représentation de la pièce We Shall Not Be Moved à Philadelphie, en 2017. | FanfaronAli via Wikimedia Commons – Dominick Reuter / AFP |

C’est l’histoire de deux tueries locales, anecdotiques pour la grande histoire –deux pages arrachées aux romans nationaux des États-Unis et de la France.

Le 13 mai 1985, la police de Philadelphie fait le siège du 6221 Osage Avenue, à l’extrémité ouest de la ville. Des canons à eau et du gaz lacrymogène sont utilisés pour déloger les occupant·es de la maison.

En fin de journée, l’un de ces appareils déployés par la police d’État lâche un mélange de C-4, un plastic semblable au Semtex, et de Tovex, un gel liquide, sur le toit de la maison. La combinaison de ces deux explosifs est habituellement employée dans les zones de combat.

C’est Gregore Sambor, le chef de la police de Philadelphie, qui a donné l’ordre: «J’ai recommandé, témoignera-t-il devant la commission d’enquête, d’utiliser un engin explosif pour ouvrir une brèche dans le toit et y diffuser du gaz. Le plan était de faire évacuer le bunker.»

L’explosion est ressentie dans un rayon de plusieurs pâtés de maisons. De la fumée noire s’élève dans le ciel de West Philly. Un feu s’est déclaré au 6221 Osage Avenue, dont les résident·es sont pris·es au piège.

L’incendie se propagera à toute la rue avant que les pompiers ne le maîtrisent, bien plus tard. Bilan de l’intervention: onze mort·es parmi les habitant·es du bunker, dont cinq enfants; soixante-et-une maisons détruites; 250 personnes sans domicile, dont celles qui s’étaient plaintes de leurs voisins jugés un peu trop louches du 6221, provoquant l’intervention policière.

Il y a deux semaines, le 13 mai 2020, j’ai ouvert The Philadelphia Inquirer à la recherche d’un article sur le trente-cinquième anniversaire de ce qu’on appelle ici le «MOVE Bombing». Sans surprise, je n’ai rien trouvé: «l’incident», dans la mémoire locale, est peu documenté et mal connu.

À l’échelle nationale, c’est comme s’il n’avait pas eu lieu. Le siège, l’assaut et l’incendie ont été évoqués le soir-même à la télévision et le lendemain dans les journaux. Puis on a oublié. Personne, en dehors de Philadelphie, ne s’en souvient.

L’après-midi du 13, je suis allé sur les lieux pour la première fois. J’ai trouvé une place sur la 62e rue et j’ai continué à pied jusqu’à Osage Avenue. Un groupe de gamins faisait du vélo à côté d’un conteneur de déménagement U-Haul. Deux anciens du quartier prenaient le soleil en rigolant. Tout le monde portait un masque. La distanciation sociale était de rigueur.

J’ai essayé de m’imaginer les conditions météo, ce lundi il y a trente-cinq ans. Sur les photos prises pendant la journée, avant l’explosion, le ciel a une teinte métallique. Les hommes sont en short, les femmes en jupe. On se figure une chaleur excessive. C’est peut-être moi qui projette ma vision des faits: sur Osage, ce jour-là, ne pouvait régner que l’air lourd du désastre en train de mijoter.

Le conflit entre la ville de Philadelphie et MOVE ne date pas de 1985. Organisation politique et religieuse, fondée sur une doctrine anticapitaliste et anti-gouvernementale, MOVE voit le jour en 1972. Son instigateur s’appelle Vincent Leaphart, AKA John Africa. Selon le journaliste Lindsey Norward, c’est un enfant de West Philly et un vétéran de la guerre de Corée, dont l’idéologie propose une sorte de fusion entre les idéaux révolutionnaires afro-américains, les droits environnementaux et des animaux et le mouvement du retour à la nature.

MOVE se pense comme une famille: ses membres vivent en communauté et adoptent tous et toutes le nom Africa, en hommage au fondateur et à leur héritage culturel. Leur philosophie est non violente, mais le groupe mène des actions sur la voie publique, au zoo de Philadelphie, dans des magasins d’animaux.

Est-ce le début d’une radicalisation (dans les rapports de police et les expertises judiciaires, le groupe sera décrit comme une secte, parfois comme une organisation terroriste)? En 1978, le maire de Philadelphie semble en avoir été convaincu: il ordonne l’expulsion des membres de MOVE de leur logement, alors situé dans un autre quartier de la ville.

L’éviction tourne mal: un policier trouve la mort. Neuf membres de MOVE («The MOVE 9») sont arrêté·es et condamné·es à perpétuité. Les zones d’ombre de l’instruction accréditeront la thèse d’un procès politique, le pouvoir municipal étant alors en conflit avec de nombreuses associations afro-américaines. Mumia Abu-Jamal, jeune journaliste pour la chaîne de radio locale WHYY, signera des éditos enflammés sur l’affaire et finira par être renvoyé.

Le chef de la police de Philadelphie aux résident·es du 6221 Osage Avenue

Quatre ans plus tard, MOVE a déménagé sur Osage Avenue, dans le quartier de Cobbs Creek, une zone résidentielle de West Philly majoritairement peuplée par la classe moyenne noire. Les relations avec le voisinage sont exécrables: les ordures s’entassent devant la porte du 6221 et le militantisme des locataires est vu d’un mauvais œil.

Sous la pression des riverains, Wilson Goode, le premier maire afro-américain de Philadelphie, signe un nouvel ordre d’expulsion.

Le 12 mai au soir, la police vient faire un porte-à-porte discret pour demander aux voisins de quitter les lieux. Le lendemain matin, le chef de la police en personne prend place devant la maison de MOVE, mégaphone à la main. Selon la seule survivante adulte de l’explosion, il lit ce texte: «MOVE, ici l’Amérique. Vous devez respecter les lois et les règles des États-Unis.»

Les canons à eau sont aussitôt mis en route. S’y ajoute bientôt la pluie toxique des gaz lacrymogènes. Les membres du groupe, réfugié·es dans la cave, s’allongent par terre sous des couvertures.

Rien ne bouge. La police finit par ouvrir le feu. Parce qu’elle a essuyé des tirs? D’après William Brown III, président de la commission d’enquête sur les faits, au moins 10.000 cartouches seront tirées par les forces de l’ordre, ce qui les obligera à demander de nouvelles munitions au quartier général.

À l’intérieur de la maison, pour tout arsenal, on retrouvera deux fusils et une carabine.

 


Julien Suaudeau

La syntaxe, conforme aux conclusions de l’enquête et à la version officielle, est celle de la main invisible et de la fatalité: «Une confrontation armée a eu lieu entre la police de Philadelphie et des membres de MOVE […]. Un incendie incontrôlé a tué onze membres de MOVE, dont cinq enfants, et détruit soixante-et-une maisons.»

Incontrôlé, mais pas incontrôlable. Le président de la commission d’enquête note que «les experts ont témoigné que le feu, au départ, aurait pu être maîtrisé avec un seau d’eau». Les pompiers étaient sur place.

Pourquoi les autorités ont-elles laissé tout un pâté de maisons partir en fumée?

Au vu du rapport de force, l’argument tactique avancé par le chef de la police et le chef des pompiers ne tient pas la route. Ramona Africa, la survivante adulte de MOVE, affirme qu’elle et les autres membres du groupe ont essayé plusieurs fois de sortir de la maison avec les enfants et les animaux. La raison pour laquelle il leur a fallu rebrousser chemin n’a pas pu être établie avec certitude. La police a-t-elle empêché quiconque de s’enfuir par un barrage de tirs?

Onze personnes sont mortes, voilà ce que l’on sait. Malgré deux grand jurys et des poursuites au civil, aucun responsable n’a été inculpé, ni dans la police ni dans la hiérarchie municipale ayant donné «à la va-vite» son feu vert à une intervention «mal préparée et irréfléchie».

Ramona Africa, elle, a été condamnée à sept ans de prison pour trouble à l’ordre public et pour des faits antérieurs.

«La ville tout entière a failli, dit Jason Osder, réalisateur du documentaire Let the Fire Burn. Tous les adultes de Philadelphie sont collectivement responsables de ce qu’il s’est passé ce jour-là.»

 

Selon la sociologue Robin Wagner-Pacifici, cet effacement tient d’abord à l’isolement idéologique de MOVE. Alors que les groupes marginaux et les sectes insèrent toujours leur vision du monde dans un récit susceptible d’être partagé par d’autres, la doctrine rastafari de MOVE n’avait pas à l’époque de résonance politique évidente dans la société américaine, où les mouvements du Black Power prônaient une forme d’action plus violente.

Il semble aussi que le traitement de l’information ait souffert du provincialisme qui s’attache à Philadelphie dans les perceptions médiatiques: les enjeux du conflit et les adversaires du groupe (la police et le pouvoir politique local) n’étaient pas assez considérables pour justifier une couverture plus complète et plus suivie. À New York, Boston, Los Angeles et Chicago, le retentissement est national et international; ce qui se passe à Philadelphie reste à Philadelphie.

«Tous les adultes de Philadelphie sont collectivement responsables de ce qu’il s’est passé ce jour-là.»

Jason Osder, réalisateur du documentaire Let the Fire Burn

Gene Demby, de NPR, fait remarquer que les autorités de Ferguson, après la mort de Michael Brown, abattu par un policier le 9 août 2014, auraient bien aimé que l’affaire ne rencontre pas d’écho au-delà des gazettes locales.

La différence avec 1985? YouTube, Twitter et Facebook. Si le massacre d’Osage Avenue avait lieu aujourd’hui, «CNN camperait à Philadelphie pendant des semaines et des manifestations seraient organisées dans toutes les villes du pays».


Julien Suaudeau

 

En rentrant chez moi cet après-midi-là, je me suis replongé dans les notes que j’accumule depuis un an sur les événements du 26 et du 27 mai 1967 en Guadeloupe.

Une banale opération de maintien de l’ordre qui dégénère jusqu’au point de non-retour; une issue catastrophique qui aurait dû être évitée mais que la position maximaliste de la police et du pouvoir politique a rendu inéluctable: si le contexte est différent, la mécanique des faits, de décisions hasardeuses ou mal intentionnées en coups de sang, présente de nombreux points communs avec le scénario du 13 mai 1985 à Philadelphie.

Pour un récit détaillé, on lira cet article de Raymond Gama, publié le 26 mai 2017 dans L’Humanité. J’en extrais ici les principaux événements.

Le 23 mars 1967, dans un contexte politique tendu (le mouvement indépendantiste du GONG a perturbé, d’après les autorités, la tenue des élections législatives), des ouvriers du bâtiment se mettent en grève: ils réclament de meilleures conditions de travail et une augmentation de salaire de 2,5%.

Les syndicats prennent le relais de ces revendications dans le cadre d’une commission paritaire qui se réunit en avril. Plusieurs discussions se tiennent début mai; une décision doit être prise à la fin du mois, le 26.

Le mercredi 24 mai, quelques dizaines d’ouvriers manifestent dans les rues de Pointe-à-Pitre en soutien à la délégation syndicale ayant rendez-vous avec le patronat, le vendredi, à la chambre de commerce.

La mobilisation prend de l’ampleur dans la journée du 25: des débrayages ont lieu dans de nombreux chantiers autour de la ville.

Le 26 au matin, les CRS répriment violemment ces actions, faisant de multiples blessé·es qui se joignent aux manifestant·es massé·es devant la chambre de commerce, où les pourparlers ont commencé. Il y a là des ouvriers du bâtiment, mais aussi des étudiant·es et des jeunes au chômage.

Vers 13 heures, un responsable syndical sort et explique à la foule que le chef du patronat, un certain Georges Brizard, ne veut rien lâcher. La rumeur court que Brizard a eu ces paroles: «Lorsque les Nègres auront faim, ils reprendront le travail.»

Un peloton de CRS arrive sur place à 14h30. Exaspérés par la fin de non-recevoir des autorités patronales, les manifestant·es se mettent à caillasser les forces de l’ordre, faisant plusieurs blessé·es. Dans l’affrontement qui suit, un leader du GONG est tué: Jacques Nestor, 24 ans, très populaire auprès de la jeunesse guadeloupéenne.

«Pour s’approcher du nombre réel de victimes, il faudrait que les familles puissent soulever la chape de silence.»

Michelle Zancarini-Fournel, secrétaire générale de la commission Stora

À partir de là, c’est l’escalade. Deux armureries sont pillées. La violence se répand partout dans la ville et jusque dans les faubourgs, notamment aux Abymes. Les gendarmes envoyés en renfort tirent à vue.

Les manifestant·es arrêté·es sont emmené·es à la sous-préfecture, dans les gendarmeries ou parqués sur un terrain vague au nord-est de Pointe-à-Pitre. Plusieurs témoins parleront de centres de torture où certains blessés auraient été achevés.

Le samedi matin, un cortège de 400 jeunes défile en silence du lycée de Baimbridge jusqu’à la sous-préfecture, protégée par un cordon de gendarmes. Les affrontements reprennent, provoquant de nouveaux blessé·es. Plusieurs morts par balles seront déplorés avant que le calme ne revienne dans l’après-midi.

Le lundi 29 mai, les patrons du bâtiment accordent aux grévistes une augmentation salariale de 25%, dix fois ce qu’ils demandaient.

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Pour l’historienne Michelle Zancarini-Fournel, secrétaire générale de la commission Stora, à l’origine d’un rapport sur les événements remis à la ministre des Outre-mer fin 2016, il s’agit d’un massacre d’État dont le bilan exact reste à établir.

«Pour affirmer un nombre de morts, dit-elle, il faut que les victimes soient identifiées […]. Seules huit l’ont été. Il y a sans doute eu d’autres morts, mais ils n’ont pas été identifiés. On est face au même problème que lors de la répression de la manifestation des Algériens en octobre 1961 à Paris. Pour s’approcher du nombre réel de victimes, il faudrait que les familles puissent soulever la chape de silence et dire: telle ou telle personne a été tuée pendant les événements. Nous, les historiens, avons cherché dans tous les registres d’état civil de Guadeloupe, dans les archives hospitalières. Sans résultats.»

Dans son rapport, la commission d’information parle d’une «fourchette» entre les huit morts connus nominativement et attestés par le rapport de la DST daté du 20 juin 1967, et les quatre-vingt-sept morts annoncés en mars 1985 par le secrétaire d’État à l’Outre-mer, Georges Lemoine.

 

*

D’où vient cette «chape de silence»? Si le silence des victimes, entre deuil et peur des représailles, est compréhensible, comment expliquer l’immunité de fait qui a évité aux responsables des forces de l’ordre et aux décideurs politiques d’avoir à répondre de leurs choix et de leurs actes devant une cour de justice?

Au-delà de l’inertie judiciaire, pourquoi cet épisode de notre histoire sociale fait-il l’objet d’un tabou aussi granitique? Pourquoi la génération de mes parents, qui avaient 18 ans en 1967, n’en a-t-elle jamais entendu parler? Pourquoi les massacres du 26 et du 27 mai sont-ils une page manquante des manuels d’histoire contemporaine?

Parce que la tuerie s’est déroulée loin de la métropole et que tous les morts étaient «de type antillais»? Parce que les prolos noirs de l’outre-mer seraient des citoyens de troisième zone et qu’ils ne mériteraient pas d’avoir leur place dans la mémoire ouvrière française?

Cinq décennies plus tard, il est encore temps de recueillir la parole des manifestant·es et des témoins les plus jeunes, mais aussi des CRS et des gendarmes à peine plus âgés qui leur faisaient face.

S’il paraît peu probable que la lumière soit faite sur toutes les zones d’ombre de ces deux journées, notamment le nombre des victimes et le processus de décision ayant conduit les forces de l’ordre à ouvrir le feu sur la foule, la production de cette historiographie permettrait de décentrer l’enseignement de Mai 68, dont le théâtre demeure très hexagonal.

La question de la violence policière traverse notre histoire contemporaine, de Sétif aux «gilets jaunes», en passant par Charonne, Malik Oussekine, Zyed et Bouna, Adama, Théo et d’autres.

Pour certain·es spécialistes des sciences sociales, comme Mathieu Rigouste, il y a là un système industriel qui ne laisse aucune place à l’accidentel et se perpétue, des colonies jusqu’aux banlieues, par la construction d’un ennemi intérieur devant être «régulé» par un dispositif étatique.

Le rapprochement entre Pointe-à-Pitre 1967 et Philadelphie 1985 montre que le problème n’est pas franco-français. Bombarder une maison de marginaux, tirer sur des manifestant·es, dans les deux cas pour réprimer une menace qui n’avait rien d’imminent: la violence du refoulement répète, sur le plan historique, la violence de la domination sociale.

Si nous restons aveugles, volontairement, si nous nous bornons à lire la version expurgée du roman national, nous embrassons une forme plus ou moins consciente de négationnisme.

Notre refus de regarder l’histoire en face fait de nous les complices des crimes passés –et cela n’a rien à voir avec je ne sais quelle repentance ou arrangements avec un chantage victimaire qui émanerait des minorités

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