Du H1N1 au Covid-19:comment les sociétés désapprennent.

15 avril 2020 | Par Camille Schepp, haut fonctionnaire.

Plusieurs observateurs ont souligné que l’expérience du SRAS en Asie en 2003 avait été un apprentissage particulièrement utile pour faire face à la crise actuelle. L’exemple de Singapour est souvent avancé à ce sujet : l’épidémie de SRAS qui a causé un peu plus de 800 décès selon l’OMS, a fortement touché cette cité-Etat de 5,7 millions d’habitants (32 morts en 2003, soit le 4e rang mondial après la Chine, Hong Kong et le Canada) qui semble avoir réagi rapidement et efficacement lors du déclenchement de la crise du Covid-19 dix- sept ans plus tard. Et, de fait, jusqu’ici, Singapour s’en sort bien : alors que le Covid-19 a commencé à y circuler dès le mois de janvier, l’Etat ne déplorait au 26 mars que 2 décès liés à cette épidémie, même s’il a dû décréter à son tour un confinement total début avril. Cette situation plutôt favorable résulte à la fois de la réaction des pouvoirs publics et de celle de la population elle-même qui a gardé la mémoire du traumatisme de 2003 et adopte plus facilement les gestes de protection. D’une certaine manière, le SRAS aurait « vacciné » Singapour et certains autres pays de la région (Hong Kong, Taiwan…), leur permettant de prendre promptement les bonnes décisions et d’adopter les bonnes attitudes.

Un médecin singapourien témoigne ainsi : « Avec les leçons apprises de 2003 et la présence de nombreux médecins séniors, nous sommes mieux préparés cette fois-ci ».[1]
Comme les personnes, les Etats et les sociétés apprennent de leurs expériences. Ainsi, la France a beaucoup appris de la canicule de 2003. Celle-ci avait causé environ 15 000 décès en quinze jours pendant l’été 2003, en particulier chez les personnes âgées. Depuis, d’autres canicules ont eu lieu, mais jamais le bilan de surmortalité n’a atteint de telles proportions. Le déclenchement des alertes sanitaires et la mobilisation des services sociaux et médicaux dès que la température ne descend pas en-dessous de 20° la nuit pendant plus de trois jours, combinés aux réactions de la population elle-même et aux mesures de prophylaxie dans les Ehpads et les maisons de retraite ont permis d’endiguer ce type de phénomènes.
Encore faut-il faire les bonnes expériences… Dans le domaine des épidémies récentes, l’Europe occidentale n’a pas pu faire les mêmes apprentissages que des Etats comme Singapour ou Hong Kong. « L’effet vaccin » constaté dans ces pays n’a pas pu jouer. Pis, certains Etats d’Europe occidentale ont fait des expériences qui les ont détournés des bons réflexes. La crise du virus H1N1 en 2009 fait certainement partie de cette catégorie.
Contrairement au Covid-19, le virus grippal A-H1N1 n’a pas pris les Européens par surprise. Il s’était annoncé longtemps à l’avance. Les premiers cas sont diagnostiqués en Californie et au Mexique en avril 2009. Le 15 avril, la souche est identifiée. Et dès le 25 avril, l’OMS déclare une « urgence de santé publique de portée internationale ». En France, une campagne de communication gouvernementale commence très tôt sur les gestes barrières – elle sera saluée plus tard par différents rapports, dont celui de la Cour des comptes. Un premier décès est constaté dans l’Hexagone le 30 juillet. Très rapidement, un vaccin est mis au point et mis sur le marché.
Comme de nombreux autres pays, la France opte pour une campagne de vaccination massive mais non obligatoire de sa population. Elle décide d’administrer deux doses de vaccins à chaque personne à intervalle de trois semaines quand beaucoup d’autres pays optent pour une seule dose.
[1] Lionel Tim-Ee Cheng, Lai Peng Chan, Ban Hock Tan, Robert Chun Chen, Kiang Hiong Tay, Moi Lin Ling, and Bien Soo Tan, « Déjà Vu or Jamais Vu? How the Severe Acute Respiratory Syndrome Experience Influenced a Singapore Radiology Department’s Response to the Coronavirus Disease (COVID-19)
Epidemic »,American Journal of Roentgenology00:0, 1-5, https://www.ajronline.org/doi/10.2214/AJR.20.22927

Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé, réserve dès le 15 mai 2009 50 millions de doses de vaccin auprès du laboratoire GSK. Elle en commandera au total près de 94 millions de doses. Le gouvernement constitue également des stocks impressionnants de matériels de protection : 1 milliard de masques anti- projections, 700 millions de masques FFP2…
La campagne de vaccination commence le 20 octobre. Près de 6 millions de Français seront vaccinés. Dès le 25 novembre, on vaccine dans les écoles, et à partir du 2 décembre dans les collèges et les lycées. Des centres de vaccination sont ouverts le dimanche et les médecins militaires sont mobilisés. L’effort déployé par les pouvoirs publics et les autorités sanitaires est massif.
Mais le virus s’avéra rapidement beaucoup moins agressif que prévu (fin août 2010, on dénombrait officiellement 18 500 morts à travers le monde, soit beaucoup moins qu’une grippe saisonnière[2]). Et le gouvernement dut faire face rapidement à de violentes polémiques et à des lectures rétrospectives des événements particulièrement sévères. Alors que, face à une épidémie meurtrière, le bilan coûts/avantages du vaccin n’aurait fait probablement aucun doute (l’OMS avait reconnu rapidement son efficacité), il fut accusé d’être trop faible pour justifier un tel arsenal de campagne. Son innocuité fit débat. Certains personnels de santé refusèrent même de se faire vacciner pour cette raison.
Un autre débat visa, un peu plus tard, la communication gouvernementale dans la crise et en particulier son catastrophisme. Mithridatisé par des alertes sanitaires à répétition, le public serait devenu insensible à une communication politique mettant l’accent sur la catastrophe à venir[3]. Et, dans le temps même où cette lente anesthésie de la population faisait son œuvre, les gouvernements, de leur côté, auraient été conduits par le culte du principe de précaution et le traumatisme créé par l’affaire du sang contaminé à exagérer la menace pour prendre le moins de risques possible[4]. Selon les détracteurs du gouvernement de l’époque, la combinaison de cette indifférence croissante du public et de cette hybris alarmiste des responsables publics serait à l’origine du fiasco de la campagne de vaccination mise en place en 2009.
[2] Une modélisation de 2012 réalisée par le centre américain de contrôle et de prévention des maladies estimait le bilan beaucoup plus élevé : entre 150 000 et 575 000 morts.
[3] Voir « Lutte anti-grippe A : un échec du catastrophisme », entretien avec Frédéric Keck, Le Monde, 9 janvier 2010.
[4] Voir Entretien avec François Ewald, Le Monde, 9 janvier 2010

Un peu plus tard s’ouvrit un autre procès, sur le front budgétaire et financier cette fois-ci. Selon un rapport de la Cour des comptes publié en septembre 2010[5], l’opération aurait coûté entre 700 et 760 millions d’euros aux finances publiques pour un taux de vaccination finale de 8,5% de la population (un peu plus de 5 millions de personnes). Elle aurait profité notamment aux laboratoires pharmaceutiques distribuant le vaccin qui, faute d’une coordination européenne, en auraient profité pour mettre les Etats en concurrence entre eux et les placer en position défavorable pour contracter. La Cour reproche notamment à l’Etat d’avoir agi en la matière « avant même d’être en mesure d’analyser la menace, de juger la fiabilité des données alarmistes en provenance du Mexique, d’examiner la pertinence et les modalités d’une campagne de vaccination ». L’Etat aurait été coupable d’avoir, par excès d’anticipation en somme, amoindri ses marges de négociations avec les laboratoires. La Cour note également que « la France figure parmi une minorité de pays développés ayant choisi de couvrir toute leur population. La majorité des autres ont adopté un raisonnement de santé publique conduisant à acheter suffisamment de vaccins pour permettre l’atteinte d’un seuil de protection collective situé entre 30 et 70 % ». Trop de précaution, en somme.
Le Sénat[6] rendit un rapport également très sévère sur ce point. Le gouvernement fut accusé de mauvaise gestion de la crise. L’OMS y fut également mise en cause. On mit notamment l’accent sur des conflits d’intérêts, des « raisonnements en vase clos », etc. Certains de ces reproches étaient peut-être justifiés, mais ils laissèrent à beaucoup, notamment dans la population et chez de nombreux hauts fonctionnaires, le sentiment d’une surréaction dont il faudrait savoir se garder à l’avenir.
Au final, l’expérience du H1N1 fut relativement heureuse pour les populations, puisque le virus fut beaucoup moins meurtrier qu’anticipé, et même beaucoup moins qu’une grippe saisonnière classique. Mais, même s’il est difficile de le regretter, elle priva nos autorités sanitaires et la société dans son ensemble d’un effet d’apprentissage qui aurait été particulièrement précieux par la suite. Vus d’aujourd’hui, le procès de la vaccination paraît étrange, tant on aimerait disposer d’un tel Sésame contre le Covid-19. Le procès des exagérations au nom du principe de précaution et la critique du catastrophisme face à un public lassé des alertes sanitaires sonnent, eux aussi, assez faux.
[5] Cour des comptes, « L’utilisation des fonds mobilisés pour la lutte contre la pandémie grippale A(H1N1) », septembre 2010, https://www.ccomptes.fr/fr/publications/lutilisation-des-fonds-mobilises-pour-la-lutte-contre- la-pandemie-grippale-ah1n1v
[6] https://www.senat.fr/notice-rapport/2009/r09-685-1-notice.html

Enfin, les attaques contre un Etat qui a dépensé sans compter pour acheter des masques et des dizaines de millions de doses de vaccin paraît assez déplacé alors qu’on commence à appréhender les conséquences économiques et budgétaires monumentales de la pandémie de Covid-19 : que sont les 800 millions d’euros du plan Bachelot rapportés aux milliards de déficit public et de chiffre d’affaires perdus pour de nombreuses entreprises en 2020 ?
Mais il y a peut-être plus grave. L’expérience de la crise du H1N1 semble avoir en partie discrédité les efforts de vigilance et de préparation qui avaient été réalisés dans les années précédentes. Il faut en effet rappeler que deux ans avant la crise du H1N1, le Parlement avait adopté une loi relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur[7]. Cette loi permit notamment d’introduire dans le Code de la santé un article 3131-1 qui donnait au ministre de la santé, « en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie » le pouvoir de « prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population ». Il lui donnait également le pouvoir « d’habiliter le représentant de l’Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures d’application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles ». C’est, du reste, sur le fondement de cet article que les premières mesures gouvernementales se sont appuyées en mars 2019 quand a été mis en place le confinement général de la population.
Vus d’aujourd’hui, les travaux parlementaires préparatoires à cette loi de 2007 sont très instructifs. Le rapport de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale de février 2007 précise en effet que « Ces dernières années ont été celles d’une réelle prise de conscience des menaces sanitaires de grande ampleur ». Le rapporteur met trois dates en exergue : le 11 septembre 2001 (les attentats survenus sur le sol américain, suivis du drame d’AZF à Toulouse, puis de l’alerte à l’anthrax) ; l’épisode de la canicule de 2003 et ses 15 000 morts en quinze jours ; enfin, l’année 2005 avec l’apparition du chikungunya et la menace de propagation de la grippe aviaire en Europe.
La France de cette époque se prépare manifestement à de nouveaux risques et notamment à une pandémie grippale de grande ampleur.
[7] Loi 2007-294 2007-03-05 art. 1 I, II JORF 6 mars 2007 en vigueur le 29 août 2007

Le décret n° 2006-1581 du 12 décembre 2006 a ainsi créé, auprès du ministre de la Santé, « un comité d’initiative et de vigilance civiques sur une pandémie grippale et les autres crises sanitaires exceptionnelles (…) composé du délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire et de personnalités qualifiées en sciences humaines et sociales compétentes dans le domaine des crises sanitaires ».
Parallèlement, le ministère de la santé a acquis des produits de santé et des équipements de protection ou de veille nécessaires. Notamment en cas de pandémie grippale, le rapporteur précise que la France « a constitué un important stock d’antiviraux (…), de masques de protection FFP2 et de masques anti- projections ; elle a réservé d’importantes quantités de vaccin pandémique et de plus petites quantités de vaccin pré-pandémique (H5N1), avec le matériel d’injection correspondant ; elle a également acheté des caméras thermiques et a décidé d’équiper des équipes d’intervention dans les SAMU de cagoules de protection avec soufflantes ». Le coût total de ces achats, entre 2003 et 2006, s’élevait à l’époque à 812 millions d’euros et ne choquait personne.
Les mêmes gouvernements qui avaient mis l’hôpital public sous la pression de la T2A et de la gestion en flux tendu, avaient entrepris de véritables efforts pour préparer le système de santé à des crises de grande ampleur. La gestion du H1N1 longtemps considérée comme un « raté » historique, combinée à une pression continue sur les finances publiques après la crise financière de 2008-2009 et la crise des dettes souveraines en Europe, nous a peut-être conduits à jeter le meilleur et à garder le plus discutable.
Au total, non seulement nous n’avons pas appris du H1N1, mais nous avons sans doute désappris.

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