La crise a permis aux organisations criminelles de rayonner. Le spécialiste de la question nous explique comment.

Nous avons exploré la question avec Fabrice Rizzoli, spécialiste de la mafia, docteur en sciences politiques et enseignant, chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Auteur de La Mafia de A à Z, il fut lauréat 2014 du prix Falcone pour les droits de l’Homme et a fondé l’association Crim’HALT, qui veut impliquer la société civile contre la criminalité.

korii: Des sources disent que la mafia italienne aurait profité de la crise sanitaire pour saisir des opportunités: est-ce le cas?

Fabrice Rizzoli: Absolument! La mafia a toujours profité des crises, comme lors du tremblement de terre à L’Aquila en 2009, où elle a créé des sociétés pour reconstruire. Dès lors qu’il y a des besoins d’urgence, elle est réactive. C’est typiquement son réflexe et celui des organisations criminelles de profiter d’une crise pour saisir des opportunités: c’est la «criminalité de l’opportunisme».

D’ailleurs, les Italiens ont tellement l’expertise de la lutte contre la mafia que magistrats et journalistes avaient alerté dès le début de la crise sanitaire qu’elle allait infiltrer l’économie légale.

Quelles sont les opportunités que la mafia a saisies?

Elle a multiplié les fraudes et notamment celles par internet, pour la livraison de masques et de gels. Le Covid a été l’opportunité de s’infiltrer davantage dans le milieu hospitalier où elle est déjà présente pour la fourniture de services (nettoyage, blanchisserie…) et le traitement des déchets –une activité accrue pendant la crise du Covid, surtout en Lombardie où le monde de l’anti-mafia dénonce déjà certaines opérations de la mafia calabraise ‘Ndrangheta.

La mafia «choisit» parmi les pauvres ceux qui ont de l’intérêt, et l’une de ses cibles majeures sont les petits entrepreneurs, à qui elle prête de l’argent le temps de la crise.

FABRICE RIZZOLI, CHERCHEUR AU CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT ET AUTEUR DE LA MAFIA DE A À Z

Qu’en est-il de l’aide alimentaire apportée aux plus vulnérables?

Dans le quartier populaire Zen de Palerme, le frère du boss de Cosa Nostra, Giuseppe Cusimano, a par exemple été aperçu alors qu’il distribuait de la nourriture à travers une association caritative proche du clan.

En retour, la mafia demandera des «services»: cacher des armes ou un fugitif, employer un cousin, etc. Même si l’État a distribué 400 millions d’euros en bons alimentaires, elle a «offert» des paniers aux plus pauvres comme à Naples et en Sicile.

Quelle est cette aide financière apportée aux commerçants et entreprises familiales?

La mafia a aidé les travailleurs de l’économie «au noir», répandue dans le sud du pays. Début avril, la police italienne a saisi 500.000 euros en espèces, dissimulés dans une camionnette liée à la ‘Ndrangheta qui venait de Moldavie. Il est très rare de rapatrier de l’argent stocké à l’extérieur et cela signifie que les clans cherchent à alimenter une aide à la population.

Des commerçants en Sicile, à Naples et dans les Pouilles attestent avoir été aidés ou reçu des propositions d’aide par la mafia qui ne les avait jamais approchés auparavant. Cela en fait des personnes vulnérables car après la crise, les «bénéficiaires» auront le prix fort à payer. Rien n’est gratuit!

Les mafias s’immiscent dans les failles de l’État dont l’aide est insuffisante ou ralentie par la lourdeur bureaucratique.

FABRICE RIZZOLI, CHERCHEUR AU CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT ET AUTEUR DE LA MAFIA DE A À Z

Les mafieux ont ainsi proposé de reporter le paiement de l’usure pendant le Covid. En différant les paiements ou en les étalant dans le temps, ils se voient rembourser au moins le triple de ce qu’ils ont prêté. Cette stratégie du «cash flow» leur assure une rentrée d’argent pérenne et permet de couvrir les frais fixes.

L’autre stratégie est de racheter le commerce avec ses dettes, pour une bouchée de pain, afin de blanchir l’argent. Avec la faillite annoncée de nombreux petits commerces, la mafia saisira ces opportunités pour s’infiltrer encore davantage dans l’économie.

Ces aides économiques illustrent-elles une défaillance de l’État?

En effet, les mafias s’immiscent dans les failles de l’État dont l’aide est insuffisante ou ralentie par la lourdeur bureaucratique. Or, en période d’urgence, l’argent n’attend pas et les organisations mafieuses en ont profité. Plus inquiétant, cette «défaillance» est en partie liée au problème des banques, souvent complices des mafias (surtout au sud de l’Italie) qui vont tenter de se substituer à elles.

Les banques devraient-elles donc octroyer plus facilement des prêts aux petits pour éviter l’emprise de la mafia?

Ce sont en effet elles qui devraient montrer l’exemple! Mais hélas, les mafieux sont souvent complices avec les banquiers qui vont refuser un crédit à un commerçant, sachant que le mafieux a des visées sur le commerce concerné.

Des affaires actuellement dans les mains des magistrats ou déjà jugées prouvent ces mécanismes. Banquiers et mafieux sont souvent dans la même loge maçonnique, ont des intérêts économiques communs… et ce n’est pas un hasard si la magistrature les condamne ensemble.

Avec la crise économique annoncée de l’après-Covid, quels sont les secteurs que pourrait viser la mafia?

Les organisations criminelles italiennes profiteront sans doute des secteurs en faillite où l’on paye en liquide pour investir de nouveaux marchés et blanchir l’argent: bâtiments, restaurants, cafés, hôtels et transports (dont elle a besoin pour assurer sa logistique).

FABRICE RIZZOLI, CHERCHEUR AU CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT ET AUTEUR DE LA MAFIA DE A À Z

Elle va par exemple racheter un restaurant et déclarer un très bon chiffre d’affaires –absolument faux– pour payer des impôts et ainsi échapper au contrôle, les autorités surveillant moins ceux qui payent des impôts. Qui rachètera les complexes touristiques de la Côte d’Azur ou de la Costa del Sol mis à mal par la crise du tourisme de 2020?

La mafia va-t-elle donc tirer profit de la période de redémarrage économique?

C’est une certitude. Quand les aides nationales et européennes seront versées, les organisations mafieuses seront présentes pour récupérer l’argent des appels d’offres et des aides publiques pour les hôpitaux, les entrepreneurs, les familles…

Si l’attribution des aides n’est pas contrôlée, l’argent peut aller dans les territoires contrôlés par la mafia. Si l’argent vient de Rome, les autorités italiennes ont leurs dispositifs de lutte anti-fraude, avec la «confiscation sans condamnation pénale du propriétaire» qui permet de saisir 12 milliards d’avoirs tous les deux ans. Mais si l’argent vient de Bruxelles, l’OLAF (Office européen de lutte antifraude) ne peut enquêter que si l’État bénéficiaire l’autorise.

Si l’attribution des aides et le blanchiment ne sont pas suffisamment contrôlés, quels sont les risques?

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La mafia sort renforcée du Covid et cela va perdurer avec la crise économique qui se profile. Plus les commerces seront sauvés par la mafia, plus les gens travailleront pour ces organisations, plus ce sera difficile de lutter contre les activités mafieuses.

S’il n’y a pas suffisamment de contrôle contre le blanchiment, ces organisations pourraient aller blanchir dans d’autres régions européennes comme la Hollande (un paradis fiscal), l’Allemagne (connue pour son blanchiment d’argent sans mesure) et la France, où la mafia est déjà active à Nice et à Marseille.

Ce sera l’impunité et les mafieux pourront reconstruire sur la Costa del Sol, dans la City de Londres… tout sera justifié et amplifié au nom du redémarrage de l’économie.

Le gouvernement italien a-t-il pris des mesures pour lutter contre l’activité de la mafia en cette période de crise sanitaire?

L’État a débloqué des aides d’urgence et doit à présent mettre en place des dispositifs d’aide financière pour les plus vulnérables. J’espère qu’il ne mettra pas de côté en cette période de redémarrage les procédures qui permettent de vérifier les appels d’offres, de contrôler si les entreprises sont en lien avec la mafia.

Il existe une opposition au sein de l’État entre ceux qui disent qu’il faut redémarrer vite et ceux qui préfèrent prendre plus de temps pour être plus vigilants

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